C’est une journée d’août 2016, à la frontière franco-italienne à Vintimille. Le photographe Ben Art Core va passer cette journée (et bien plus, mais il ne le sait pas encore), aux côtés de deux-cents migrants Erythréens et somaliens bloqués là. Le soleil est déjà haut et abrutissant quand les exilés se retrouvent acculés et bloqués à la délimitation des deux pays. Cette route je la connais, vous aussi sans doute. Vous et moi pouvons l’emprunter comme bon nous semble. C’est l’Europe, nous sommes libres de circuler sans entraves, parce que nous sommes ses ressortissants.

Mais cette Europe qui fête les 60 ans de son traité de Rome ne tient plus véritablement ses engagements d’accueil qu’elle avait formulés alors sur le papier. Cette route de Vintimille, vous et moi, avec notre passeport et notre portefeuille de touristes, pouvons la sillonner en toute liberté, mais pas les migrants venus d’Afrique. Ben Art Core se trouve, pour ses premiers clichés, une centaine de mètres derrière eux, derrière la masse sombre mais non menaçante qu’ils forment. Puis au fil de leur progression, il va se fondre dans le groupe.

Les photos de Ben Art Core sont à découvrir à Rabastens à la Jhano Factory jusqu’au début du mois d’avril.

La mer comme ultime refuge

Personne ne passera par la route, les forces de l’ordre italienne font barrage. Alors certains enjambent la bordure en ciment qui jouxte la mer. La mer, une fois encore, il faudra la braver ou tout du moins s’en jouer. Alors les réfugiés longent l’onde, certains n’hésitent pas à s’y immerger. Qu’ont-ils à perdre de toute façon ? Ils n’ont plus rien. Un des clichés est saisissant : on y voit un homme à la couleur d’ébène dans le contre-jour formé par le soleil brûlant. Son corps d’une beauté statuesque sort de l’eau telle une résurrection et agrippe un rocher. Non, nous ne sommes pas à Lampedusa, en Turquie ou en Grèce, mais en France ou presque, à la limité de la Ligurie et de la Côte d’Azur, en plein mois d’août dernier. Le cliché suivant d’ailleurs, on distingue clairement, à gauche dans l’image, la cohorte de migrants et, à droite, les vacanciers sans expression particulière sur leur visage.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment a-t-on été capables de subir cela sans broncher et surtout de faire subir cela à des êtres humains qui n’ont commis comme seul crime que de tendre leurs mains vers nous ? Mais, hélas, nous sommes capables de pire encore. A peine arrivés sur le sol français, les migrants sont assaillis de fumigènes et à leurs mains tendues vers nous s’opposent des menottes. Ben Art Core et les autres photographes présents sont aussi arrêtés, leur matériel saisi (ce qui est illégal), direction le commissariat.

Menottes contre mains tendues

« Ben aura droit à deux gardes à vue successives de vingt heures chacune » explique son ami artiste et patron de la galerie qui accueille l’exposition. « Sa compagne le cherchera pendant deux jours. Au commissariat de Nice, où il est pourtant interrogé, on lui dira qu’on ne sait pas où il se trouve. Alors elle appellera les hôpitaux et même la morgue…» Puis le photographe réapparaît. Depuis, il a été jugé pour « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique » et condamné à une amende. Il a fait appel. De son périple, il a réussi à sauver une carte mémoire qu’il avait caché. Elle contient l’histoire que je viens de vous raconter.

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Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.