Sa première « œuvre » : l’armature d’un pantin fabriqué avec le lien de fermeture métallique plastifié d’un sachet pour le goûter. Depuis, Jago n’a jamais cessé de créer et de sculpter, même après que les galeries d’art lui avaient signifié qu’il n’y avait pas de place pour lui. Il a contourné la difficulté en devenant sa propre galerie. Et il l’affirme lui-même : « Je suis un musée ».
CHIARA OLTOLINI
« Je n’ai jamais été intéressant pour les galeries d’art. Alors je suis devenu ma propre galerie. » Jacopo Cardillo, désormais simplement Jago, est aussi obstiné que le marbre qu’il sculpte. Enfant, il découvre que fabriquer des jouets est bien plus amusant que de jouer avec.
Il grandit en martelant son idée fixe : créer avec le ciseau, à la manière des anciens maîtres. Il commence par des pierres de rivière, car il n’a pas les moyens de s’offrir autre chose. Pour obtenir plus de temps à l’atelier, il s’improvise modèle nu dans un cours de dessin d’après nature. Malgré ses efforts, il n’essuie que des refus : « C’est dépassé, ça ne plaira à personne, tu ne vendras jamais ».
Puis il a « l’heureuse intuition de poster les photos de ses œuvres sur les réseaux sociaux, alors que le monde entier affiche des instantanés de vie privée ».
Aujourd’hui, il compte près d’un million d’abonnés et il continue de ne pas être représenté par les galeries d’art. Entretemps, il a ouvert des musées, et il est le protagoniste du documentaire Jago Into The White présenté au Tribeca Film Festival [festival de cinéma indépendant à New York, ndr.]. Le numéro un d’Apple, Tim Cook, est allé à sa rencontre, et le Guardian le considère comme « le nouveau Michel-Ange ». Ses œuvres se trouvent dans le parc Thomas Paine, au cœur de New York, dans le désert des Émirats arabes unis, ou encore en orbite dans la Station Spatiale Internationale.
Sa Vénus est vieille et chauve, son Narcisse est un homme dont le reflet est une femme, son Fils voilé s’inspire du Christ voilé de Giuseppe Sanmartino, et un acheteur propose 22 millions d’euros pour l’acquérir. N’en déplaise aux critiques, il a trouvé sa place, et elle est plus importante que ce que l’on veut faire croire.
Né en 1987, à Anagni, dans la province de Frosinone, « un bourg médiéval d’une beauté ancienne, pesante », Jago commence à raconter l’époque où il était encore Jacopo. « Mon enfance était simple et insouciante : les parties de football sur le terrain de l’église après la messe, les armatures de pantins que je construisais avec le lien métallique plastifié que ma mère utilisait pour fermer le sachet du goûter que j’apportais à l’école. J’avais du plaisir à assembler, monter, créer avec du ruban adhésif, du papier toilette ou tout ce que je pouvais trouver. »
Ses parents encouragent son talent pour fabriquer de ses propres mains : « Mon père était architecte et décorateur, ma mère professeur d’arts plastiques au collège. Ils savaient m’expliquer les grands maîtres en les humanisant : “Ce sculpteur a été enfant comme toi”, me disaient-ils ».
À un certain moment, la famille Cardillo a connu de graves difficultés financières : « Quand on connaît la pauvreté, il faut se serrer les coudes, faire appel à la créativité pour conjurer le sort, se concentrer sur les valeurs qui comptent ». Et se retrousser les manches.
L’idée d’une vie d’artiste bohème n’est pas envisageable. Jacopo s’inscrit à l’Académie des Beaux-Arts, puis la quitte. Il part en Grèce avec une bourse d’études, qu’il ne perçoit pas, et il se retrouve contraint de nettoyer les toilettes d’un restaurant en échange d’un repas à midi et le soir.
Il prend des risques par nécessité. Et la priorité reste de gagner de l’argent, « ce qui signifiait avant tout ne pas dépenser ». Au début de ma carrière, il n’y avait pas de différence entre vendre et donner. »
Les obstacles ne le font pas plier, les portes claquées au nez par le monde de l’art qui n’apprécie pas ses œuvres ne le brisent pas. Il ne cesse de s’évertuer. Un exemple parmi d’autres : « Pendant un certain temps, j’ai joué dans un groupe, de la guitare basse électrique et de la contrebasse, et mon frère jouait de la batterie. Je composais et j’enregistrais mes morceaux. La musique a été le premier domaine où l’on a parlé d’autoproduction. J’ai pensé à appliquer ce modèle à l’art. Les galeries ne voulaient pas de moi ? Grâce à Facebook, j’ai pu montrer partout ce que je créais, alors que personne n’avait encore osé le faire. Avec le temps, les followers sont devenus une communauté, qui a grandi en termes de taille et de pouvoir économique ». Il existe toujours une voie alternative. Il existe toujours un moyen de choisir qui l’on veut être. « Et pour me rappeler que je suis le seul à choisir mon destin, j’ai pris mon prénom de baptême et je l’ai mis de côté au bénéfice d’une sonorité qui me correspondait davantage : Jago est le désir d’affirmer ma liberté. Aujourd’hui, seule ma femme Michela m’appelle Jacopo lorsqu’elle se fâche et veut me réprimander. »
Pour tout le monde il est Jago l’artiste. « Même si je préfère dire que je suis un musée, pour m’identifier à un lieu plutôt qu’à une étiquette que l’on se colle sur la poitrine pour se donner des airs ou justifier ce que l’on fait. Se considérer comme un lieu est plus sain, car cela signifie que je dois jeter ce dont je n’ai pas besoin, être accueillant, fermer à une certaine heure, et ouvrir à une autre ».
Il raconte que sa première œuvre en marbre est une main, et que sa mère a conservé beaucoup de ses précédentes créations : « Elle a gardé le dessin, très stylisé, d’un fœtus, probablement fait quand j’avais dix ans ». La sculpture qui l’a fait connaître au monde entier est le buste en marbre de Benoît XVI dépouillé de sa soutane, Habemus Hominem, réalisé en 2009 et commandé par Vittorio Sgarbi pour la 54e Biennale de Venise en 2010. L’œuvre à laquelle il se consacre actuellement s’intitule David : inspirée du chef-d’œuvre de Michel-Ange, elle est une réinterprétation moderne du mythe de David et Goliath. Monumentale, elle nécessite environ deux années de travail et est réalisée dans le port de Naples, à l’intérieur des Cantieri del Mediterraneo. Jago documente la réalisation de l’œuvre sur sa chaîne Instagram. Une version en bronze voyage autour du monde à bord du voilier Amerigo Vespucci appartenant à la marine miliaire italienne, à la manière d’une tournée de rock star. Elle a déjà fait escale dans quinze pays et en visitera autant en 2025.
Entre sa première main sculptée et le David, il y a tout un éventail de statues devant lesquelles Jago assiste aux réactions les plus diverses : des gens les caressent, d’autres prient, des enfants sautent dessus, de jeunes adolescents les peinturlurent. La sculpture In Flagella Paratus Sum – Je suis prêt à la flagellation, contre le racisme, a même été détruite à Rome devant le château Saint-Ange. Il accepte tout, y compris le vandalisme, car il est fermement convaincu que « les sculptures sont des réceptacles de significations librement attribuées par les gens ». Parmi les plus éloquentes : Vénus, vieille et chauve, « parce que la beauté est un état de l’être indépendamment de l’âge, qui continue à s’exprimer malgré tout » ; Narcisse qui se reflète dans une femme « pour ouvrir une réflexion sur l’absence du point de vue des autres : ils peuvent nous l’exprimer, mais nous sommes encore loin de pouvoir vivre l’expérience de leurs yeux » ; et aussi : Look Down, un nouveau-né recroquevillé en position fœtale et enchaîné au sol, « symbole de tous ceux qui ont été laissés enchaînés dans leur condition » ; Ajax & Cassandre, qui est un cri contre la violence de genre « montrant la force de Cassandre dans le geste de repousser Ajax pour se sauver ».
Si vous vous demandez maintenant quelle serait la fourchette de prix pour acheter ces œuvres, vous vous trompez dans votre raisonnement. En effet, leur valeur est de plusieurs millions d’euros, mais, comme l’explique Jago, « je ne cherche pas d’acheteurs, mais des partenaires, des associés, à qui je peux vendre juste une part en pourcentage de la sculpture. C’est plus intéressant. Je crée ainsi des opportunités. » C’est la raison pour laquelle il a ouvert le Jago Museum à l’intérieur de l’église Sant’Aspreno ai Crociferi, dans le Rione Sanità, un quartier de Naples, et il souhaite en ouvrir d’autres. Parce que le cœur du sujet et de la satisfaction réside toujours là, dans le verbe créer. Comme lorsque l’on découvre, enfant, que fabriquer des jouets est bien plus amusant que de jouer avec.
C.O.