La mort de Caravage reste enveloppée de mystère. Vous trouverez dans ces pages le récit de ce qui a pu se passer ainsi que l’interview du réalisateur Michele Placido, qui a tourné un film sur cette obscure affaire, sorti dans les salles italiennes en novembre 2022.

Le noir caravagesque est la teinte qui décrit le mieux la mort mystérieuse de Michelangelo Merisi da Caravaggio, artiste star de son époque, mort à trente-huit ans, « officiellement » le 18 juillet 1610 dans un lieu inconnu. Peut-être une plage entre Palo (aujourd’hui Ladispoli, dans le Latium) et Porto Ercole (Toscane). Même la date est incertaine. Ce n’est pas un document officiel qui l’a fixée mais l’épigraphe émue de son ami le poète Marzio Milesi, qui le qualifie de « chevalier de Jérusalem ». Mais chevalier, le Caravage ne l’était déjà plus.
Le 14 juillet 1606, il s’était enfui de Rome après avoir été condamné à la décapitation pour le meurtre de Rannuccio Tomassoni, un petit boss à la solde des familles pontificales. Dès 1607, il avait obtenu à Malte son investiture en tant que « Chevalier de grâce » de Saint-Jean (et non pas « de justice », ne possédant pas les quartiers de noblesse requis).
L’esprit fougueux, le sang chaud et les vices de la passion l’avaient cependant à nouveau précipité du ciel étoilé à la fange : on lui retira son titre. Caravage, qu’en matière de mauvais caractère personne ne battait, semblait s’être mis à dos le Grand Maître de l’Ordre en personne, Alof de Wignacourt. Il fut jugé et condamné, mais il parvint, aux premiers jours d’octobre, à s’évader de la guva, la fosse putride creusée dans la roche du Fort Saint-Ange qui domine Malte. Il parvint à escalader le trou, à descendre en rappel les murs du château et à prendre le large vers Palerme et Syracuse, probablement grâce aux protections dont il bénéficiait : depuis Costanza Colonna, marquise de Caravage, jusqu’au cardinal Ferdinand Gonzague, âgé de 23 ans et descendu à Rome pour acquérir certains de ses chefs-d’œuvre avec l’appui du neveu du pape Paul V, le cardinal Scipion Borghese.
Tout allait bien, donc ? Pas du tout. Trop de menaces s’étaient désormais amassées au-dessus de la tête du maître. Le frère de Ranuccio Tomassoni le poursuivait pour se venger et l’État pontifical offrait une récompense pour sa capture. Se sentant pris au piège, Caravage lui-même donnait corps et couleurs à ses cauchemars en peignant des têtes coupées qui lui ressemblaient.
Quant à la faute indicible dont il s’était entaché à Malte, elle n’apparaissait dans aucun document officiel : il devait s’agir d’un acte tellement ignoble qu’il aurait porté atteinte au prestige du grand Maître ou d’autres chevaliers (acte de sodomie avec un page ?). Face à des tentatives de « justice » privée, il allait être plus difficile pour les admirateurs du peintre de continuer à huiler la justice papale. Notre homme était doublement traqué : pour le délit Tomassoni et pour celui, obscur, de Malte. Il était protégé par la famille Colonna, mais jusqu’à quand ? Quelqu’un avait donné l’ordre de le tuer. Au centre, une zone grise d’intérêts liés à ses œuvres, très recherchées par les cours italiennes. Mais venons-en aux faits, pour ce que nous en savons.
Giovanni Baglione, l’un de ses biographes, écrit que pour se soustraire aux persécutions maltaises, Caravage se rendit à Naples et tomba dans un guet-apens. « Il fut ici si gravement blessé au visage, qu’en raison des coups reçus on ne le reconnaissait presque plus. » C’est un autre de ses biographes, Giovan Pietro Bellori, qui fournit les détails. « Essayant d’apaiser le Grand Maître », Caravage avait envoyé en cadeau à de Wignacourt « une demi-figure d’Hérodiade avec la tête de saint Jean dans le bassin ». En vain, puisque « à l’entrée de la taverne Ciriglio, encerclé par des gens armés, il fut frappé par eux et blessé au visage ». La taverne en question, propriété du monastère de Santa Chiara et dirigée par un Allemand, était tristement célèbre et… bondée. Certainement pas le bon endroit pour commettre un meurtre. Caravage, habile à l’épée, parvint à sauver sa peau.
L’Hérodiade mentionnée par Bellori est en fait une Salomé, l’un des cinq tableaux définitifs que le maître réalisa à Naples au cours des premiers mois de 1610, marqués d’un enthousiasme renouvelé, conséquence, peut-être, de l’espoir d’une grâce pour laquelle le cardinal Gonzague intercédait à Rome par l’intermédiaire de Scipion Borghese, qui avait toujours été un grand protecteur de l’artiste.
Le dernier des cinq tableaux, le Martyre de sainte Ursule, commandité par Marcantonio Doria, fut envoyé à Gênes par Lanfranco Massa, qui rapporte la « stupéfaction » des critiques devant la beauté du tableau : sur le visage de la sainte on peut lire cette merveille du moment où elle comprend que la flèche du Hun va la tuer.
Le témoignage de l’agent des Doria, datant du 11 mai, est le dernier concernant le Caravage de son vivant. Les reconstitutions successives – par Baglione, Bellori et le médecin Giulio Mancini – s’accordent sur une version incongrue et sans source, la mort par fièvre sur une plage toscane. La première nouvelle est contenue dans deux « avis » anonymes attribués au cardinal Francesco Maria Borbone del Monte et reçus par la famille Della Rovere à Urbino au sujet du « célèbre et très excellent peintre […] mort des suites de sa maladie à Port’Ercole ». Trois jours plus tard, la source précise que l’artiste était parti de Naples pour recevoir « la grâce de Sa Sainteté du bannissement capital dont il faisait l’objet ». Mais où l’aurait-il reçue ? Il n’y a aucune trace de la manière dont l’acte de clémence allait lui être remis. Quelqu’un pourrait lui avoir tendu un piège. Le nonce apostolique du Royaume de Naples, Deodato Gentile, informa pour sa part le cardinal Borghese que le Caravage avait pris la mer sur une felouque et avait été arrêté à Palo par le chef de la garnison papale. Libéré grâce à un « grand déboursement d’argent », il aurait alors traversé les marais à pied à la recherche de ses tableaux, contrepartie pour la grâce obtenue par le cardinal Gonzague par l’intermédiaire de Scipion Borghese. Etant tombé malade, il serait mort à Porto Ercole. Entre-temps, la felouque était revenue à Naples et les tableaux étaient entre les mains de la marquise de Caravage : Gentile écrit à Borghese qu’il allait demander à ce qu’ils lui soient livrés.
Le problème est que Porto Ercole, qui se situe au nord de Rome, est une étape du trajet qui n’a pas de sens. Gentile précisait qu’après l’arrestation « la felouque dans ce fracas, s’étant retirée en haute mer, retourna à Naples. ». Peter Robb, l’auteur du livre L’enigma Caravaggio (Mondadori), se demande ce que faisait l’artiste à Palo. Les ports de débarquement étaient Civitavecchia ou Porto Ercole, et ils étaient impossibles à atteindre indemnes en traversant plus de 100 kilomètres de marais méphitiques « infestés de brigands et de pirates ». L’hypothèse est que l’on ait vendu à Caravage une grâce qui n’existait pas, et qu’il aurait accepté de se rendre à Palo où le meurtre fut commis par des hommes de main sous la protection de la garnison et, même, avec la complicité de la marquise Colonna. Costanza, en effet, avait intérêt à s’attirer les grâces de l’Inquisition pontificale pour protéger son fils, Francesco Sforza, chevalier de Saint-Jean et chef de la marine maltaise, condamné et menacé lui aussi d’arrestation à Rome. Une trahison soudaine et inattendue, après des années de défense et de protection.
Le fait que les tableaux furent rendus à Costanza pourrait constituer une preuve indirecte de la complicité des Colonna, tandis que Scipion Borghese et le comte de Lemos, le vice-roi espagnol, tâtonnaient encore dans le l’obscurité. C’est Vincenzo Carafa, ambassadeur des Chevaliers de Saint-Jean à Naples, qui exigea la restitution des tableaux à la marquise. De toute évidence, il savait comment les choses avaient tourné. Les tableaux – deux San Giovanni et le Martirio di sant’Orsola, retrouvé plus tard en Argentine – furent finalement répartis entre Rome, Malte et Madrid.
Jamais, en revanche, le cadavre de Caravage ne réapparut. On a récemment recherché sa dépouille à Palo, certains ont hasardé comme cause de la mort une infection ou une intoxication due aux couleurs utilisées par les peintres à l’époque. On ne connaîtra sans doute jamais la vérité, mais tout laisse à penser que Caravage a été tué à Palo et que l’on a ensuite fait disparaître son corps, peut-être jeté à la mer par des tueurs des Chevaliers de Saint-Jean qui le traquaient depuis Malte avec l’aval de l’administration pontificale et le feu vert des Colonna. C’est aussi la thèse du récent film de Michele Placido intitulé Caravage.