Véritable monument de la télévision italienne dans ce qu’elle a de meilleur, pendant des décennies à la tête d’un programme de vulgarisation scientifique d’une extrême qualité, Piero Angela est décédé le 13 août dernier à l’âge de 93 ans. Un géant, un homme d’une intelligence extraordinaire qui a eu le mérite de rapprocher des millions d’Italiens de la culture et de la science. Dans cet article Vito Tartamella rapporte certaines anecdotes issues d’une interview que lui avait accordée Piero Angela ainsi que des extraits tirés de son autobiographie.

Il a fait se passionner pour la science des générations entières, dans un pays qui a toujours privilégié la culture littéraire. Il a commencé à lutter contre les fake news dès 1989, bien avant l’avènement d’Internet, en fondant une organisation éducative, le Cicap (Comitato Italiano per il Controllo delle Affermazioni sulle Pseudoscienze – Comité italien pour le contrôle des déclarations sur les pseudosciences) et, bien qu’il fût né en 1928, à l’époque des films muets, il était parfaitement au courant des dernières avancées technologiques et de leurs développements.
Le 13 août dernier, Piero Angela, le visage de la vulgarisation sur la RAI, est décédé à l’âge de 93 ans. Pianiste de jazz à ses débuts, journaliste de télévision par hasard, à la fin des années 1960, il devient le David Attenborough italien : envoyé aux États-Unis pour suivre la conquête de la Lune, il tombe amoureux de la science et ne la quitte plus. « J’ai été impressionné non pas tant par les technologies de l’aventure lunaire que par les recherches menées par la NASA », m’a-t-il confié en 2018, lorsque je l’ai rencontré pour la première fois. « Elle étudiait la naissance de l’univers, l’origine de la vie, la possibilité que d’autres formes de vie puissent exister dans le cosmos. Un champ de recherche infini et fascinant. Or il était surprenant qu’aucun journaliste ne se consacrât à plein temps à raconter tout cela ». Il décida ainsi de le faire lui-même : il laissa derrière lui sa carrière de présentateur de journaux télévisés pour embrasser celle de réalisateur de documentaires.
En 1981, conforté par les audiences, il obtient sa propre émission : Quark, suivie, en 1995, de Superquark. Deux heures de vulgarisation, regardées par des foules de téléspectateurs (qui dépassèrent les 7 millions en 1996), et qu’il a poursuivies jusqu’à quelques jours avant sa mort. D’un ton rassurant, il a su garder les Italiens collés à leur téléviseur en leur parlant d’ADN, de dinosaures et de galaxies, en expliquant les concepts les plus difficiles avec des mots simples, des dessins animés, des films de science-fiction et des effets spéciaux.
Bien qu’ayant abandonné ses études d’ingénieur lorsqu’il fut engagé par la RAI, il a publié trente-huit livres (également traduits à l’étranger) et reçu douze diplômes honoris causa. Il ne s’est jamais reposé sur ses lauriers : lors de ses conférences, il était acclamé comme une rock star, mais il a toujours conservé un aplomb et une réserve toute piémontaise, conséquence de l’éducation stricte de son père Carlo, neuropsychiatre.
Bref, un Italien hors du commun, qui a travaillé jusqu’à son dernier souffle. Il a fait ses adieux à son public quelques jours avant sa mort, en dictant ce message à ses enfants : « Chers amis, je suis désolé de ne plus pouvoir être avec vous après soixante-dix années passées ensemble. Mais même la nature a ses rythmes. Ces années ont été pour moi très stimulantes, elles m’ont amené à connaître le monde et la nature humaine […]. Malgré une longue maladie, j’ai réussi à mener à bien toutes mes émissions et tous mes projets (et même une petite satisfaction : l’enregistrement d’un disque de jazz au piano…). Mais aussi seize épisodes destinés aux écoles sur les questions environnementales et énergétiques. Chers tous, je pense avoir fait ma part. Essayez, vous aussi, de faire la vôtre pour ce pays difficile qui est le nôtre ».
Ce testament moral en dit long sur l’homme Piero, sur sa rigueur et sur la passion qui l’a animé jusqu’à ses derniers jours. C’est pourquoi j’ai décidé de l’évoquer à travers sa pensée, en rapportant ce qu’il m’a dit lors de notre long entretien, ainsi que certains passages de Il mio lungo viaggio, son livre autobiographique (Mondadori, 2017).

JEUNES
« Aujourd’hui, on manque de temps pour penser, imaginer, réfléchir. J’ai l’impression que le temps des jeunes d’aujourd’hui est très comprimé en raison de toutes les sollicitations qui remplissent leur journée. Une chose que je me permettrais de conseiller à un jeune est de retrouver de temps en temps un peu de temps libre pour penser, imaginer, se poser des questions et chercher des réponses, peut-être parfois en écrivant quelques lignes. […] Et puis l’éthique de la frugalité. Dans tout, pas seulement dans l’alimentation. […]
Avec le recul, je me rends compte de combien ces treize années passées à l’étranger (d’abord comme correspondant à Paris, puis à Bruxelles, ndr) ont été fondamentales pour ma formation, tant culturelle que professionnelle. […] Je conseille à tout le monde de vivre quelques années loin de son propre pays. […] Ceux qui reviennent en Italie après avoir vécu quelques années en Europe du Nord ou aux États-Unis éprouvent un certain malaise à se retrouver dans un pays où la ruse paie, où le mérite n’est pas reconnu, où les règles élémentaires de la vie civile ne sont pas respectées, où l’administration publique fonctionne mal, où il est nécessaire d’avoir une recommandation pour obtenir ce à quoi on a droit, où les rues sont couvertes d’ordures. Et l’on comprend aussi mieux quelles sont les valeurs à rétablir dans la vie publique. » Extrait du livre

ÉCOLE
« En Italie, l’école valorise la culture littéraire et les sciences restent au second plan. On y étudie les diverses disciplines scientifiques (mathématiques, biologie, chimie), mais pas « la » science : on n’y apprend ni sa méthode, ni la manière dont elle fonctionne. On devrait y enseigner une philosophie de la technologie : expliquer le rôle crucial que joue la technologie dans le développement social et économique. C’est fondamental pour comprendre les problèmes de notre temps, à propos desquels on ne nous aide pas à raisonner. Il y a, à ce sujet, un vide désolant. » Extrait de l’entretien

« […] L’école devrait aussi apprendre à raisonner. “En faisant” de la philosophie, en enseignant comment débattre d’un sujet à partir de positions opposées. En stimulant la capacité d’argumenter. […] En discutant également de tout ce que la science a découvert après les grands philosophes […]. En Italie, quand on parle d’école, on parle surtout de travailleurs précaires, de la controverse entre école publique et école privée, de salles de classe délabrées, du salaire des enseignants […]. Que des questions importantes, sans aucun doute. Mais pourquoi ne parle-t-on presque jamais de la manière d’améliorer l’enseignement ? Certes, de nombreuses écoles s’y efforcent, de nombreux enseignants font de leur mieux, mais il nous manque cette mobilisation qu’un pays moderne devrait connaître à propos d’une question aussi stratégique, surtout face aux résultats désastreux des tests internationaux. Nos élèves ne connaissent pas les mathématiques, mais même la compréhension des textes écrits est insuffisante. » Extrait du livre

PSEUDOSCIENCE
« Elle a toujours existé. Et peut-être encore davantage qu’aujourd’hui. Par le passé, il s’agissait des superstitions du monde paysan, comme “le mauvais œil”, il malocchio. Aujourd’hui, cependant, s’est répandue la pensée magique, c’est-à-dire l’illusion de résoudre des problèmes difficiles par des solutions faciles. En particulier dans deux domaines sensibles : la nutrition et la santé. C’est ainsi que se multiplient les régimes fous et les thérapies inutiles. Ces croyances découlent d’une part d’un manque de culture scientifique, et d’autre part d’une méfiance à l’égard des institutions, entachées par tant de scandales. Et la situation s’est compliquée avec l’arrivée d’Internet, où chacun peut publier impunément presque n’importe quoi. » Extrait de l’entretien

« Malheureusement, les médias […] ne font pas beaucoup d’efforts pour combattre les pseudo-médicaments. Et le paradoxe est que ceux qui essaient de le faire, comme moi, peuvent se retrouver sur le banc des accusés ! En effet, pour un épisode de SuperQuark sur l’inefficacité de l’homéopathie, j’ai reçu trois plaintes pour diffamation de la part de médecins homéopathes. Les principales accusations étaient de deux ordres : avoir dit que l’homéopathie était de l’eau fraîche, et ne pas avoir donné la parole aux médecins homéopathes conformément à la règle qui régit l’égalité du temps de parole dans les médias. […] Il y a eu cinq procès en tout, appels compris. […] J’ai apporté une documentation probante : des rapports scientifiques internationaux de grande autorité et des déclarations de personnalités du monde de la recherche. […] Il y avait aussi la question de la par condicio, c’est-à-dire le fait de ne pas avoir donné la parole aux homéopathes dans le programme. La RAI, en tant que service public, a en effet l’obligation de la pluralité des voix, en particulier sur les questions controversées : pourquoi n’avais-je pas respecté cette règle ?
J’ai expliqué au juge que mon émission était un programme scientifique, et non un débat d’opinions […]. Aucune revue scientifique n’accorderait de place […] à des déclarations qui n’ont jamais été étayées par des preuves, et qui sont même considérées comme dénuées de tout fondement. En d’autres termes, j’ai expliqué que la science n’était pas démocratique. Les juges ont accueilli favorablement ma position. » Extrait du livre

ITALIE
« L’Italie regorge de lieux qui peuvent être mis en valeur et attirer les visiteurs en leur permettant de mieux comprendre ce qu’ils voient. Il s’agit d’une opération de vulgarisation (cette fois-ci non pas scientifique, mais culturelle) à mon avis très importante, car elle rapproche le public de notre grand passé, et peut également développer une plus grande sensibilité pour la conservation de l’immense patrimoine dont nous avons hérité. » Extrait du livre

« Il est incroyable qu’une société qui se veut moderne et compétitive possède au lieu de cela une recherche humiliée, une éducation aux derniers rangs des tests internationaux, une négation du mérite, une absence désespérante de culture scientifique, des valeurs bafouées, une justice si lente, un manque d’attractivité pour les investissements étrangers, une administration publique qui freine le développement au lieu de l’aider, une corruption généralisée, des universités considérées comme étant parmi les dernières dans les classements internationaux, un soutien si faible à l’innovation créative et à l’excellence, une productivité à l’arrêt depuis près de quinze ans […].
Il est évident que si un pays fait face à tous ces problèmes sans les mettre au premier plan pour les résoudre en urgence, y compris par le biais d’une information continue, il sera très limité dans sa production de richesses. Et, par conséquent, aussi dans sa distribution. » Extrait du livre

DIVULGATION
« Jusqu’à l’école primaire, j’étais un bon élève : j’étais deuxième de la classe. Ensuite, en revanche, je me suis mis à étudier le minimum nécessaire à ma survie, parfois même moins. Et vous savez pourquoi ? Parce que je n’ai pas eu de professeurs capables de faire aimer leur matière. La plupart du temps, les leçons étaient plates et peu inspirantes. Je me suis beaucoup ennuyé. […]
La science regorge de choses extraordinaires : pour les rendre intéressantes, il suffit de les raconter dans un langage simple, stimulant et créatif. Or, pour pouvoir bien expliquer, il faut d’abord avoir bien compris. Il faut se documenter avec rigueur. Et ne jamais se satisfaire : toujours chercher l’image éclairante pour conserver un niveau d’attention élevé. Et il est fondamental de se mettre à la place des autres. Souvent, lorsque je prépare un documentaire, j’appelle la première personne qui passe pour lui montrer les images : si ses yeux s’illuminent, j’ai fait du bon travail. Autrement, je recommence tout depuis le début. »