Peut-on repenser l’avenir des villes d’art ? Florence a déclaré la guerre aux Airbnb de son centre historique, classé au patrimoine de l’Unesco, une guerre déjà en cours à Venise depuis le mois de juillet 2022. À Venise et dans les Cinque Terre, l’on réfléchit également à la mise en place d’un numerus clausus de touristes, afin de rendre ces lieux magnifiques plus vivables, pour les touristes eux-mêmes et pour les personnes qui y vivent. Il est désormais clair que tourisme ne veut plus seulement dire richesse. Mais comment concilier la lutte contre le surtourisme et la nécessité de tirer des bénéfices du flux touristique ?

ASIA BUCONI

Le monde aime l’Italie. Il ne s’agit pas d’un élan de prétention injustifié, mais d’une évidence dont nous parlent les chiffres.

Pour s’en tenir à ceux de l’Osservatorio territoriale dei flussi turistici nazionali, au cours de l’été 2023 le Belpaese s’est classé au 4e rang des destinations les plus populaires auprès des visiteurs européens. Ce n’est pas un hasard si souvent – au cours des périodes de grande difficulté économique – les politiques italiens évoquent l’intervention salvatrice du tourisme, prêt à regonfler les comptes tel un deux ex machina digne du théâtre d’Euripide. Dans la Péninsule, ce secteur représente d’ailleurs environ 13% du PIB. Le mérite revient aux merveilles ravissantes de notre pays : entre villes d’art, mer cristalline, sommets à couper le souffle et paysages uniques, il y en a véritablement pour tous les goûts. Cependant, la lune de miel entre l’Italie et le tourisme semble avoir atteint un point de bascule. Ou, pour le dire plus clairement, de crise. 

Quelque chose est en train de changer. Si les foules de visiteurs étaient auparavant accueillies comme un remède nécessaire à l’économie, l’on a aujourd’hui la sensation de se trouver face à des hordes interminables de zombies prêtes à prendre d’assaut les merveilles de notre pays et à renflouer les poches de certains spéculateurs immobiliers.

Cet afflux incontrôlé de touristes a un nom : celui de overtourism, le surtourisme. Et les Italiens feraient bien de noter ce terme parce qu’il est en train de se transformer en un problème très sérieux. Parmi ses causes principales, on trouve – outre l’absence de politiques en faveur d’un tourisme plus responsable – l’expansion incontrôlée de plateformes digitales de home sharing comme Airbnb.

La prolifération de ces plateformes de location courte durée joue en effet un rôle décisif dans la gentrification et la « touristification » des villes. Si bien que l’Italie a été contrainte d’intervenir – quoique de façon bien plus timide que d’autres pays – avec un projet de loi qui impose une présence minimum de deux nuits pour les séjours de courte durée (exception faite pour les familles qui ont au moins trois enfants). Ceci signifie que pour les séjours d’une seule nuit les touristes devront se tourner principalement vers les hôtels. Et les sanctions pour ceux qui possèdent un appartement et ignorent les nouvelles règles peuvent s’élever à 5 000 euros. Rien ne semble encore bouger en revanche sur le front des vols low cost, qui permettent à toujours plus de personnes d’atteindre des lieux très éloignés à des prix compétitifs, contribuant à cette surpopulation qui menace aujourd’hui de nombreux joyaux de notre pays.

Quand le tourisme menace l’identité

Le problème du surtourisme est particulièrement évident dans les villes d’art comme Venise ou Florence. La Sérénissime risque littéralement de couler sous le poids des foules qui veulent chaque année – on peut les comprendre – la visiter. La moyenne journalière annuelle de touristes est de 30 000 personnes, avec des pics à 200 000 en haute saison, alors que sa capacité de charge a été évaluée à environ 25 000 touristes par jour. Des chiffres impressionnants, imputables à ce qui est désormais qualifié de « tourisme de selfie », soit un tourisme essentiellement de consommation, non durable et de piètre qualité. En somme, une autre conséquence effrayante du capitalisme, et une véritable menace pour la singularité de Venise qui risque de se faire écraser sous le poids du surtourisme. Il suffit de penser qu’un compteur électronique a été installé pour enregistrer le nombre d’habitants de son centre historique et en mesurer le dépeuplement. Et si en 2008 il y avait 60 000 Vénitiens pour 12 000 touristes, en avril 2023 ces chiffres ont dramatiquement changé : aujourd’hui, il y a 48 596 lits pour les touristes contre 49 365 Vénitiens. Sans oublier que plus de 60 % de la ville historique est occupée par des lits destinés aux touristes.

Il faut faire quelque chose pour Venise avant qu’il ne soit trop tard. La Lagune est sérieusement menacée par l’amarrage des gigantesques navires de croisière : durant les week-ends, six à dix embarcations dominent cette fragile bande de terre.

D’où la décision de la mairie d’introduire un ticket payant d’un montant de 5 euros pour pouvoir accéder à la Lagune. L’expérience, qui débutera au printemps 2024 pour une durée d’environ 30 jours, a comme objectif déclaré justement celui de décourager le surpeuplement touristique journalier lors de certaines périodes de l’année particulièrement à risque. On discute également de la possibilité d’instaurer une limite aux réservations journalières, même si pour l’instant il n’y a encore rien d’officiel en ce sens. Il s’agit là d’initiatives extrêmement nécessaires, qui risquent cependant d’être réduites à néant par certains choix discutables effectués en parallèle, qui vont dans le sens opposé. Un parmi tant d’autres, celui d’agrandir l’aéroport de Venise afin de permettre à toujours plus de visiteurs d’y arriver, dans une course aveugle et avide au gain coûte que coûte.

Un choix très similaire à celui de la ville de Florence, où l’on parle aussi d’agrandir l’aéroport Peretola pour faire arriver 4 millions de personnes en plus des 14 millions qui visitent chaque année la ville. Même si peut-être, au vu des chiffres, il serait plus juste de parler d’ « invasion ». Florence est en effet une ville d’à peine 350 000 habitants qui risque de céder sous le poids du surtourisme. Une première sonnette d’alarme a été déclenchée par l’envolée du coût des loyers provoquée par l’expansion des plateformes de home sharing. Le maire de la ville, Dario Nardella, avait souligné l’été dernier, en s’appuyant sur une étude de l’Uil, que dans le centre historique de la ville, classé au patrimoine de l’Unesco, 72 % d’un salaire moyen était englouti par le loyer. D’où sa décision d’interdire l’utilisation de bien immobiliers à usage résidentiel pour les locations de courte durée, de façon à freiner les spéculations et éviter que le coût de la vie ne devienne insoutenable pour les résidents.

PAS SEULEMENT LES VILLES D’ART : LE SURTOURISME ÉCRASE AUSSI LES CINQUE TERRE ET LA CÔTE AMALFITAINE

Or le problème du surtourisme ne concerne pas uniquement les villes d’art. D’autres lieux très prisés à la conformation particulière du paysage comme les Cinque Terre ou la Côte Amalfitaine craignent plus que d’autres les flux excessifs et ingérables de visiteurs.

Sur le séduisant territoire ligure, qui a vu affluer 3 millions de touristes italiens et internationaux en 2022, dans des villages qui, selon les données de l’Istat, comptent au total 3 500 habitants, le problème resurgit périodiquement et l’on cherche depuis des années des solutions pour l’endiguer. Certains ont proposé d’instaurer un numerus clausus pour les entrées de façon à éviter que les villages ne soient littéralement submergés et ne s’effondrent. Mais à ce jour, la discussion reste ouverte.

La Côte Amalfitaine, appelée Divina Costiera, vit une situation très semblable : ici, le surpeuplement touristique fait chaque été disjoncter ces charmants villages à pic sur la mer, créant un véritable défi de cohabitation entre visiteurs, environnement et communauté locale. Pour l’été 2023, les chiffres parlent d’environ 8 000 passages de véhicules journaliers en moyenne au mois d’août, avec les énormes problèmes de mobilité et de viabilité qui en résultent.

Pour faire face à la demande très élevée, certains ont fermé leurs magasins afin de les transformer en petits logements pour touristes, passant ainsi un coup d’éponge définitif sur l’identité magique de ces lieux. Là où se trouvaient avant boutiques d’artisans, boulangers et cordonniers, l’on trouve aisément aujourd’hui d’improbables et inconfortables bed & breakfast.

Tout ceci laisse penser qu’il est peut-être nécessaire d’opérer, avant même d’adopter des mesures destinées à freiner les flux de visiteurs, une véritable « révolution touristique » qui remette au centre, au-delà de toute ostentation, le plaisir pur, précieux et presque perdu de la découverte. L’Italie, pour sa part, ne semble pas pleinement consciente de la gravité du phénomène, si bien que l’on se demande si le gouvernement a bien mesuré les conséquences de l’augmentation de ce tourisme de consommation. Le doute, qui apparaît chaque fois que l’on parle de développement durable, est que renoncer au tourisme et à ses bénéfices conséquents et immédiats est un pas que personne n’est encore prêt à franchir. Jusqu’à ce que, probablement, il ne soit trop tard.

A. B.