Aujourd’hui de retour sur le devant de la scène pour leurs qualités nutritionnelles et leur faible impact environnemental, les légumineuses n’ont pas toujours eu bonne réputation, et leur consommation, en Italie comme en Europe, a fluctué au fil du temps. Alessandra Pierini revient pour RADICI sur l’histoire de cette « carne dei poveri ».

Nous sommes encore en hiver et les basses températures invitent à déguster une bonne soupe, et qui dit soupe dit légumineuses. Connues pour être « la viande des pauvres », par opposition aux aliments du boom économique de l’après-guerre (viande, laitages et fromages), les légumineuses sont un aliment populaire qui, dans le passé, servait plutôt à combattre la faim qu’à susciter l’appétit. Étant donné leur diffusion généralisée dans l’alimentation italienne, les livres de cuisine ne les sous-estiment pas et en proposent différentes recettes et interprétations. Leur histoire remonte très loin dans le temps : un véritable bouillonnement de soupes, depuis l’époque des Romains, essentiellement à base de haricots, pois chiches, petits pois, fèves, lentilles mais aussi lupins et pois carrés, de nos jours beaucoup moins utilisés.
Dans la Rome impériale, la star des légumineuses pour le peuple et les esclaves était sans aucun doute la lentille. Il n’est donc pas surprenant que des légumineuses soit issu le nom de plusieurs familles nobles : Fabia (de faba, fève), Pisone (de pisum, petit pois), et Lentuli (de lens, lentille). Le nom de famille Cicéron dérive, semble-t-il, d’une verrue en forme de pois chiche (cicer en latin) sur le nez d’un aïeul.
Le politicien Marcus Porcius Cato conseillait de les consommer cuites et de les assaisonner avec du vinaigre ou de les ajouter à des soupes rustiques appelées pulmentaria. Elles étaient mélangées à d’autres farines pour faire du pain, de la polenta (puls) et de la soupe de fèves (maccus).
Avec le recul progressif de l’empire romain, la consommation de légumineuses augmente, tant à cause de la crise économique que de la réduction des échanges commerciaux due aux guerres.
Au Moyen Âge, les légumineuses étaient moulues pour faire des farines de fèves et de pois chiches auxquelles on ajoutait de la farine de blé pour préparer un plat pauvre consommé par les classes les moins favorisées. En raison de leur simplicité et de leur sobriété, les légumineuses devinrent un symbole de l’alimentation monastique.
Toujours associées aux plats populaires, les fèves étaient très répandues à la Renaissance et, jusqu’au XVe siècle, elles étaient considérées comme les meilleures des légumineuses grâce à leur rendement élevé. Et si au XIXe siècle, les légumineuses continuent d’être liées aux plats rustiques et régionaux, les difficultés économiques du début du XXe siècle en font augmenter la consommation. Les guerres et la pauvreté donnent une impulsion notable à la production et à la consommation de légumineuses, car elles représentaient la seule source de protéines disponible. Après la Seconde Guerre mondiale, avec le boom économique, on remarque une réduction drastique de la consommation de légumineuses au profit d’aliments d’origine animale. C’est seulement à partir des années 1970, avec la médiatisation de « la diète méditerranéenne », que l’Italie voit renaître une tradition alimentaire simple, composée d’aliments sains et surtout de légumineuses, particulièrement appréciées. Un régime qui doit toutefois rivaliser avec la consommation désormais généralisée de produits animaux.
Aujourd’hui, la cucina povera revient à la mode, les variantes végétariennes et végétaliennes sont à l’honneur, tout comme le « recyclage » des produits consommés le midi ou la veille.

Mais comment la définition de la cucina povera est-elle apparue ? Pellegrino Artusi nous vient en aide. L’auteur italien, gastronome et critique littéraire, surtout connu pour être l’auteur de La scienza in cucina e l’arte di mangiare bene (La science dans la cuisine et l’art de bien manger) publié en 1891, décrit les haricots, caractéristiques de la cuisine régionale d’une grande partie de l’Italie nouvellement formée, de la façon suivante :
« Ils sont la viande du pauvre [la carne dei poveri] et, en effet, lorsque l’ouvrier qui fouille dans sa poche voit d’un œil mélancolique qu’il ne peut acheter un morceau de viande suffisant pour faire une bonne soupe à sa famille, il trouve dans les haricots un aliment sain, nutritif et bon marché ».

Viande du pauvre, donc, parce que les légumineuses sont riches en protéines et qu’elles constituent une alternative bon marché intelligente aux protéines animales (en plus d’être bonnes pour la santé et moins nocives pour l’environnement). Ce n’est pas un hasard si les régimes végétariens en consomment beaucoup. Sans oublier qu’elles peuvent être disponibles, sèches, toute l’année dans le garde-manger. Après la saison du produit frais, le produit sec est toujours à portée de main et constitue un ingrédient polyvalent qui se prête à de nombreuses préparations, qu’il soit mijoté, bouilli, en purée, en salade ou réduit en farine.
Particularité de la cuisine populaire, très souvent, les légumineuses sont associées, dans les recettes, aux céréales, notamment aux pâtes. Loin d’être une aberration, cette sage alliance découle d’un souci de bonne digestibilité et assimilation des principes nutritionnels. Dans le passé, sans faire trop de considérations diététiques, les familles remarquaient le bénéfice de certaines combinaisons qui se traduisaient par une meilleure endurance physique. Ainsi sont nées les pasta e ceci, pâtes et pois chiches, pasta e fagioli, pâtes et haricots, pasta e fave, pâtes et fèves pasta e lenticchie, pâtes et lentilles, pasta o riso e patate, pâtes ou riz et pommes de terre, et minestra di riso e piselli, soupe de riz et petits pois. Des préparations qui constituaient souvent le seul plat de la cantine.

PASTA E CECI

Il s’agit d’une recette légendaire, aux origines très anciennes, même mentionnée dans les Satires d’Horace (1er siècle avant J.-C.) sous le nom de lagane e ceci. Sous ce même nom, elle est également répandue en Campanie, notamment dans la région du Cilento, et en Basilicate, également connue sous le nom de « plat du brigand », très populaire parmi les bandits lucaniens du XIXe siècle. Ancêtres de nos lasagnes actuelles, les lagàne – du grec laganon, qui signifie « feuilles de pâtes coupées » – sont un format de pâtes fabriquées à partir de semoule de blé dur et d’eau, similaires aux tagliatelles, de taille variable mais souvent plus courtes et plus larges. La version préparée à Rome implique l’ajout d’anchois salés et l’utilisation de ditalini, des pâtes qui rappellent la forme d’un dé à coudre, avec une surface striée et deux extrémités percées.
En revanche, la pasta e ciciri, typiquement calabraise, est une sorte de soupe composée de pâtes cuites à l’eau et de pois chiches cuits à l’étouffée, préparée le jour de la fête de Saint-Joseph. Autrefois cuisinée pour être distribuée aux pauvres, il est aujourd’hui traditionnel de la manger en famille à l’occasion de la fête des pères (qui, en Italie, coïncide avec la Saint Joseph, le 19 mars).
Dans les Pouilles, où on l’appelle ciceri e tria, une partie des pâtes est frite puis ajoutée au plat avec le reste et les pois chiches. Le terme tria, qui dérive de l’arabe itriyah (c’est-à-dire pâtes séchées ou frites), répond au croquant typique de ce plat ancien, symbole du Salento. Dans la version toscane, les pâtes utilisées sont des tagliatelles aux œufs coupées en morceaux à la main et l’on ajoute de la tomate.
Dans les Abruzzes, terre incontestée des légumineuses, les formats de pâtes typiques pour ce type de recettes sont les sagne, de forme généralement rectangulaire. Cependant, selon les usages ou le lieu, la dimension diffère : les petites bandelettes sont appelées sagne ou tajarelle, les losanges pettele ou pettelozze, et les petits carrés taccunelle.

MESCIUA

L’une des recettes qui mérite une place d’honneur dans la liste des plats à base de légumineuses dictés par la misère d’antan est la mesciua. Il s’agit d’une soupe traditionnelle de la ville ligure de La Spezia datant du XIIIe siècle ; elle était préparée avec un mélange de légumineuses et de céréales, échappées des sacs de toile parfois perforés, que les camalli (les travailleurs du port) parvenaient à récupérer par terre. D’ailleurs, mesciua (ou mesc-ciüa), en dialecte ligure, signifie mélange. La recette est difficile à codifier, chaque famille a sa propre version et cela dépend de ce qui est disponible. Les ingrédients essentiels sont les haricots cannellini, les pois chiches et le blé, mais on peut y ajouter n’importe quelle légumineuse et même de l’épeautre, de l’orge ou du millet.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que nous assistons aujourd’hui à la revanche de ces aliments pauvres qui ont donné naissance à un nombre extraordinaire de recettes, tant salées que sucrées, et à une nouvelle tendance qui consiste à revisiter ces plats traditionnels de manière raffinée et moderne, au point qu’ils sont désormais indispensables à une alimentation saine et nutritive.