À l’occasion de la célébration du 75e anniversaire de la promulgation de la Constitution italienne, le 27 décembre 1947, RADICI revient, au travers d’une série d’articles, sur le rôle essentiel de certaines grandes figures politiques dans le processus de rédaction de la Charte. Dans ce premier texte, Lorenzo Tosa fait la lumière sur Teresa Mattei.

L’auditorium du lycée Michelangiolo de Florence se remplit lentement, dans un bourdonnement de répliques hâtives et de phrases prononcées à voix basse pour tuer le temps. Les chaises ont été disposées par rangées de douze jusqu’à la dernière poutre visible qui ferme la pergola inclinée, mais beaucoup resteront debout. Tout est prêt pour le grand retour de Teresita. Non pas en chair et en os parce que Teresita – ce nom est celui que tous emploient pour désigner Teresa Mattei – nous a quittés il y a dix ans, au mois de mars, après une vie entière passée à lutter pour la liberté et à défendre la Constitution. Aujourd’hui est le jour des célébrations des 75 ans de la Charte constitutionnelle, ici, justement, dans le lycée d’où elle avait été expulsée en 1938 par les fascistes pour avoir osé contester les lois raciales.
Encore quelques minutes avant le début de la rencontre. Y participeront des associations, des institutions, des dizaines d’étudiants d’hier et d’aujourd’hui, dont certains ont pu l’écouter parler, des années auparavant en 2006, précisément dans cette salle, alors qu’elle défendait la Constitution, sa Constitution, du référendum constitutionnel par lequel le gouvernement Berlusconi voulait la modifier. Sur le mur, là au fond, il y a une photo de cette femme aux cheveux blancs coiffés en une dense permanente, pâle souvenir de la chevelure léonine qu’elle portait sur la tête le 25 juin 1946, jour où elle mit pour la première fois le pied au Parlement, à 25 ans, la plus jeune députée de la toute nouvelle Assemblée Constituante.

On l’appelait « la ragazza di Montecitorio », après des années passées à combattre aux côtés de la Résistance italienne sous le nom de guerre Chicchi. Elle était entrée dans les rangs du Parti Communiste, aux côtés de personnes comme Giuseppe Di Vittorio, Umberto Terracini, Palmiro Togliatti. Teresita les observait avec déférence mais sans dévotion affichée, nullement impressionnée par ces vieux messieurs qui évoluaient dans le Transatlantico [l’un des salons du Parlement italien, ndr] avec la maîtrise des doyens et des ventres qui commençaient à gonfler après des années de disette forcée.
Déjà, le fait de pouvoir être là, parmi les vingt-et-unes « mères constituantes » de la République née du référendum et des décombres du fascisme, était quelque chose qu’elle ne pouvait pas même imaginer à l’époque où elle était messagère partisane sur la selle d’une bicyclette déglinguée, à éviter les bombes et apporter des armes et de la nourriture aux combattants. À ses côtés, à la Chambre, il y avait aussi une certaine Leonilde, appelée Nilde, dont le nom de famille était Iotti et qui avait à peine un an de plus qu’elle, mais qui avait eu l’honneur de faire partie de la Commission des 75 personnes chargées d’écrire matériellement la Constitution. Elles n’étaient pas vraiment amies, mais elles étaient liées par leur effort commun pour les droits des femmes, qui venaient alors d’obtenir de pouvoir élire et être élues. Mais pour Teresita ce n’était pas suffisant. Maintenant qu’elle avait réussi à pénétrer à l’intérieur des institutions, elle voulait peser sur son temps et sur les lois de son pays.
Pendant les mois de travail de la Commission des 75 (parmi lesquels seulement 5 femmes) engagée à la rédaction de propositions de la future Charte Constitutionnelle, Teresa Mattei participa à la commission restreinte des 18, chargée de coordonner le travail des sous-commissions compétentes. Commença pour elle une activité fébrile derrière les coulisses pour corriger la Constitution dans l’instant même où elle était écrite. Malgré son jeune âge – ou peut-être justement pour cela – elle devint en peu de temps la guide naturelle des mères constituantes et le trait d’union avec celles qui étaient physiquement admises dans les sous-commissions : en plus de Nilde Iotti, sa collègue du parti et partisane Teresa Noce et la démocrate chrétienne Lina Merlin, qui allait, quelques années, après donner son nom à la loi qui abolit la prostitution légale en Italie. Elles s’enfermaient le soir dans leur bureau, très tard, en cachette des hommes, donnant vie à des réunions secrètes qui pouvaient se prolonger jusqu’à l’aube. Elles sentaient la responsabilité du rôle auquel l’histoire les avait appelées. Chaque alinéa, chaque mot, chaque virgule en plus ou en moins pouvait changer la vie de millions de femmes.
Elles durent lutter non seulement contre la société patriarcale dominante, mais aussi contre les hommes parlementaires communistes qui considéraient pour leur part les revendications féministes dans le meilleur des cas comme une perte de temps et, dans le pire, comme un héritage bourgeois à éradiquer.
Quand il fallut discuter de l’article 3, relatif à l’égalité des citoyens, Teresa Mattei et Nilde Iotti réussirent à faire ajouter à la liste une mention initialement considérée comme superflue par les hommes de la Constituante et qui allait, en partie pour cette raison, devenir iconique : « sans distinction de sexe », avant même de « race, langue, religion, opinion politique et conditions personnelles et sociales ».
Pour la première fois dans l’histoire de ce pays, la parité de genre était reconnue dans la Constitution, et le mérite revient, pour beaucoup, à cette extraordinaire femme génoise de naissance et toscane d’adoption.
Elle aurait pu s’arrêter là, mais Teresita décida d’aller plus loin. Dans le second alinéa du même article, elle exigea et obtint de faire ajouter deux mots simples, « de fait ». Et aujourd’hui encore, c’est comme un mantra à répéter par cœur, un mantra trop longtemps ignoré, trop souvent trahi par la politique :
« Il est du devoir de la République de lever les obstacles d’ordre économique et social qui, limitant de fait la liberté et l’égalité des citoyens, empêchent le plein développement de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du pays. »
À ceux qui lui avaient demandé pourquoi elle avait autant insisté, elle répondit publiquement le 18 mars 1947, durant la séance de l’Assemblée Constituante :
« Si la République veut que ces femmes collaborent plus facilement et rapidement à la constitution d’une société nouvelle et plus juste, il est de son devoir de faire en sorte que tous les obstacles sur leur route soient levés, et qu’elles trouvent facilitée et ouverte au maximum, du moins la voie solennelle du droit. » Ce n’était pas une simple déclaration. C’était un manifeste toujours valable et plus que jamais d’actualité.
Aujourd’hui ces mêmes mots résonnent dans l’auditorium du lycée Michelangiolo, rappelés par les interventions qui se succèdent l’une après l’autre. Chacun a un article qui lui est cher, comme s’il s’agissait d’un enfant. D’autres, les plus âgés d’entre eux, ont un souvenir personnel sur Teresita, une anecdote sur cette femme résistante qui, jusqu’au dernier jour de sa vie, a combattu le fascisme, nouveau comme ancien. Il y a ceux qui se souviennent d’elle pour cette branche de mimosa qu’elle voulut pour la première fois associer au 8 mars, journée des droits de la femme, ceux qui la célèbrent comme férocement anti-staliniste, une position qui lui valut même, en 1950, d’être expulsée du PCI, ceux qui ont marché à ses côtés à Gênes durant le G8 de 2001, à quatre-vingts ans bien sonnés et pourtant si lucide dans son intuition, une fois encore, de la voie à suivre. Vers la fin de la rencontre, tandis que depuis les derniers rangs, certains commencent lentement à quitter la salle, une étudiante se lève. Elle doit avoir 16 ou 17 ans, le même âge que Teresa Mattei quand Mussolini l’expulsa du lycée Michelangiolo et de toutes les écoles du royaume pour insubordination au régime.
Autre histoire, autre temps. La jeune femme s’avance maintenant dans la salle avec un sourire en coin qui ne parvient pas à dissimuler son émotion. Elle tient dans sa main une feuille pliée en quatre. Elle rejoint le podium, baisse légèrement la perche du micro, ouvre la feuille de papier et commence à lire. C’est une phrase que Teresita a offerte à un public de jeunes étudiants comme eux le, 13 juin 2006, la dernière fois qu’elle est retournée dans ce lycée où elle a obtenu son diplôme en candidate libre à cause des fascistes. Ce sont des mots qui vibrent d’une authentique passion citoyenne, peut-être l’acte d’amour le plus touchant qu’on n’ait jamais dédié à la Constitution italienne.

« La souveraineté est entre vos mains, entre les mains du peuple et de façon paritaire entre celles de chaque citoyen. Avec cela, la République nous a fait devenir citoyens et non sujets. Le monument le plus grand, le plus important, le plus extraordinaire qui ait été construit en Italie à la liberté, à la justice, à la Résistance, à l’antifascisme et au pacifisme est notre Constitution. Prenez-en grand soin. Essayez de faire vous-mêmes ce que nous n’avons pas réussi à faire : une Italie fondée sur la Justice et sur la Liberté. »

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Lorenzo Tosa, 35 anni, giornalista professionista, grafomane seriale, collabora con diverse testate nazionali scrivendo di politica, cultura, comunicazione, Europa. Crede nel progresso in piena epoca della paura. Ai diritti nell’epoca dei rovesci. “Generazione Antigone” è il suo blog.