En Italie, l’avortement est légal depuis 1978. Trois ans après la France, les femmes italiennes acquièrent aussi le droit d’interrompre une grossesse non désirée. Mais la loi 194, qui régit l’avortement en Italie, contient encore des zones d’ombre qui rendent de fait l’accès de nombreuses femmes italiennes à l’IVG un véritable calvaire. La victoire de Fratelli d’Italia aux élections de cet automne pourrait bien représenter un nouvel obstacle pour le droit à l’avortement.

À l’automne 2020, Marta, une jeune femme, se promène dans le cimetière Flaminio à Rome. Soudain, elle s’arrête. Ses yeux sont tombés sur une croix blanche qui porte son nom. Ce n’est pas la tombe d’un homonyme, mais celle d’un fœtus qu’elle a décidé d’avorter quelques mois auparavant et pour lequel elle n’a laissé ni informations, ni dispositions. Elle a simplement signé un formulaire pour demander à l’hôpital de s’occuper de tout. Et pourtant, le voici. Il gît dans le cimetière de Rome à son insu, sous son nom, écrit grossièrement au feutre. Tout autour, des centaines de croix, toutes marquées d’un nom et d’un prénom féminin. Il ne s’agit pas des noms que les enfants auraient portés s’ils étaient nés, mais comme dans le cas de Marta, de ceux de leurs mères. Un stigmate écrit noir sur blanc, à la vue de tous. Et ce n’est pas une histoire isolée. Au début du mois de septembre, une journaliste du journal en ligne TPI a révélé l’existence d’un cimetière analogue à Pesaro, dans les Marches. Là, aucun nom sur les tombes, mais la possibilité qu’y soient aussi enterrés des fœtus de moins de 20 semaines et à l’insu de leurs parents, contrairement à ce qui est prévu par la loi. L’existence de cimetières destinés à accueillir les fœtus d’enfants qui ne sont pas nés, en raison de fausses-couches ou d’avortements volontaires, même si elle est en apparence sans rapport avec le droit qu’ont les femmes à accéder à l’interruption volontaire de grossesse, est en réalité révélatrice de l’atmosphère pesante et sordide que de nombreuses femmes italiennes qui décident d’avorter affrontent quotidiennement.

DROIT A L’AVORTEMENT ? OBJECTION DE CONCIENCE !
Que prévoit la loi ? En Italie, il est possible d’interrompre une grossesse jusqu’à 90 jours après la conception. Une femme qui souhaite avorter doit tout d’abord prendre rendez-vous avec son gynécologue, ou bien se rendre dans un planning familial ou à l’hôpital pour un premier entretien destiné à certifier la grossesse et la volonté de l’interrompre. La femme est alors tenue d’observer une période de réflexion de sept jours avant d’obtenir une IVG, qui peut avoir lieu selon une pratique instrumentale ou médicamenteuse, en fonction de l’avancement de la grossesse : en-dessous de sept semaines, la femme peut obtenir un avortement médicamenteux ; si la grossesse est plus avancée, on recourt en revanche à un avortement de type chirurgical. Depuis le mois d’août 2020, les planning familiaux ont aussi la possibilité de pratiquer des IVG médicamenteuses, auparavant uniquement pratiquées par les médecins dans les hôpitaux. Voilà ce que dit la loi. En pratique, l’accès des femmes à l’avortement en Italie est bien souvent entravé par un autre droit appartenant au personnel médical : l’objection de conscience, c’est-à-dire la possibilité de s’abstenir de pratiquer un avortement pour des raisons personnelles, professionnelles ou éthiques. Les objecteurs de conscience existent aussi en France. On a beaucoup parlé d’eux à la fin de l’année dernière, quand l’Assemblée nationale discutait de la réforme, approuvée en mars 2022, qui a permis de renforcer le droit à l’avortement. Parmi les propositions de la parlementaire Albane Gaillot, il y avait aussi celle de supprimer l’objection de conscience relative à l’avortement. Comme en Italie, en France les médecins peuvent refuser de pratiquer un avortement. Mais à la différence de ce qu’il se produit en Italie, les gynécologues français objecteurs de conscience s’élèvent environ à 7 %. Ils n’ont ainsi pas d’impact réel sur l’accession des femmes à l’avortement : l’abolition de l’objection de conscience aurait été tout au plus symbolique. En Italie en revanche, l’objection de conscience n’a rien de symbolique. Au contraire, elle représente aujourd’hui le plus grand obstacle pour les femmes italiennes qui décident d’interrompre une grossesse. Selon un rapport publié au mois de juin de cette année et relatif à l’IVG en Italie en 2020, les médecins objecteurs de conscience dans le pays représentent 64,6 %. Dans certaines régions, la situation est même pire, avec des pics dramatiques dans le sud. Dans les Abruzzes, 83,8 % des gynécologues ne pratiquent pas d’avortements. En Molise, ils sont 82,8. En Sicile, 81,6. Dans les régions où la situation est la meilleure, le Val d’Aoste et l’Emilie Romagne, les pourcentages sont de 25 % et 45 %. Les femmes qui souhaitent interrompre une grossesse non désirée se trouvent ainsi face à un premier obstacle : trouver un gynécologue disposé à leur accorder un avortement. Selon la loi, un objecteur est tenu d’orienter la femme vers un confrère non objecteur. Mais le pourcentage très élevé de médecins qui refusent de pratiquer ou prescrire une IVG crée dans certaines régions non seulement l’impossibilité pour ces femmes d’obtenir un premier entretien en temps utiles, mais aussi une atmosphère pesante de jugement et de culpabilisation autour d’un choix légitime quoique très difficile pour beaucoup. L’autre face de la médaille concerne la charge qui pèse sur le peu de médecins non objecteurs de conscience, contraints d’absorber une demande de beaucoup supérieure à leurs capacités professionnelles et souvent émotives.

LA LOI 194 CONCERNE-T-ELLE VRAIMENT LES FEMMES ?
La loi 194 est une loi ambiguë. Elle garantit à la fois le droit à l’avortement et la protection de la vie humaine à tout prix, depuis son commencement. Plus encore, on peut dire qu’avant même de légiférer sur l’avortement, elle soutient la vie. Une interview de Giorgia Meloni, présidente du parti Fratelli d’Italia et tout juste élue présidente du Conseil, réalisée le 11 septembre dernier par le quotidien des catholiques italiens Avvenire est révélatrice de cette ambiguïté. À la question « Vous dites que nous n’avez pas l’intention de toucher à la loi 194, mais que vous voulez renforcer les aspects concernant les aides apportées aux femmes. Comment ? » Giorgia Meloni répond : « Il faut du courage. Fratelli d’Italia demande depuis toujours la pleine application de la 194. » Une réponse qui pourrait être lue comme un soutien aux femmes qui ont l’intention d’avorter, s’il n’était pas un signal d’entente adressé à tous les mouvements anti-avortement italiens. En effet, la loi 194 promulguée en 1978 protège la maternité à tout prix avant même d’accorder le droit à l’interruption de grossesse, promettant d’éliminer tous les obstacles de nature sociale ou économique qui mènent la femme à ne pas vouloir mener à terme sa grossesse. Voilà la partie de la loi qui ne serait pas pleinement appliquée selon Giorgia Meloni. La loi 194 n’est pas, ainsi, une loi sur l’autodétermination des femmes mais bien une loi qui se contente de dicter les limites du délai autorisé pour avorter, au détriment de toute autre alternative possible, en maintenant un fort paternalisme de fond et en écartant la question du libre choix. La position de Fratelli d’Italia à ce sujet est bien plus claire dans les Marches, en Ombrie et dans les Abruzzes, des régions dirigées par le parti depuis 2020. Dans les Marches et les Abruzzes, une lettre a été envoyée aux plannings familiaux leur recommandant de ne pas faire usage de la pilule RU486, interdisant de fait d’obtenir un avortement médicamenteux en dehors des hôpitaux qui, de leur côté, pullulent de médecins objecteurs de conscience. L’Ombrie, aux mains de La Ligue de Matteo Salvini, a imposé une hospitalisation obligatoire de trois jours pour les patientes qui subissent un avortement même médicamenteux, limitant de façon non négligeable la possibilité de nombreuses femmes à interrompre leur grossesse. Le docteur Alessia Salvemme, présidente du planning familial AIED de L’Aquila, témoigne de la situation dans les Abruzzes : « Dans la province de L’Aquila, seule une gynécologue pratique les IVG avec la pilule abortive. Ainsi, de nombreuses femmes qui souhaiteraient accéder à l’avortement pharmacologique n’y parviennent pas, alors qu’elles y auraient droit. »
L’Italie est l’un des pays qui comptent le nombre d’avortements le plus faible d’Europe. En 2020, il y en eu 66 413 contre les plus de 222 000 en France, soit une baisse de 9,3 % par rapport à l’année précédente. Cette baisse, selon la Fondazione Veronesi per il progresso della scienza, serait attribuable au succès des campagnes de prévention et à l’accès facilité aux contraceptifs d’urgence comme la pilule du lendemain. Mais en lisant ces données, pouvons-nous véritablement laisser de côté le poids de la difficulté de l’accès à l’avortement des femmes italiennes ? Giorgia Meloni, désormais à la tête du gouvernement, a répété ne pas vouloir modifier ou remettre en question la loi 194. Mais si la situation dans les régions déjà gouvernées par Fratelli d’Italia s’est à ce point dégradée, quel avenir a véritablement le droit à l’avortement en Italie ?

CIMETIÈRES DE FŒTUS : LES LIMITES DE LA LÉGALITÉ
La journaliste italienne Jennifer Guerra, en 2020, a dressé une cartographie de tous les cimetières de fœtus existants sur le territoire italien. Elle en a compté et répertorié une cinquantaine. S’il est licite pour un parent d’enterrer un fœtus mort durant un avortement volontaire ou spontané, où se situe la frontière avec la légalité ? En Italie, tous les fœtus de plus de 20 semaines ont droit à une sépulture. Dans le cas où les parents en font la demande explicite uniquement, y compris les fœtus de moins de 20 semaines peuvent être accueillis selon la même procédure. La demande doit être formulée dans les 24 heures après l’expulsion du fœtus. Il est illégal d’enterrer un fœtus de moins de 20 semaines en l’absence du consentement des parents et de rendre publiques les informations personnelles concernant les mères.

LES CHIFFRES DE L’IVG EN ITALIE EN 2020
Le ministère de la Santé a publié au mois de juin dernier les chiffres relatifs à l’IVG en 2020. Comme on le déduit du rapport, 66 413 avortements volontaires ont été enregistrés en un an, avec une baisse de 9,3 % par rapport à l’année précédente qui confirme une tendance décroissante, en particulier dans les îles et au Sud. Il ressort aussi de ces chiffres que les femmes préfèrent s’adresser au planning familial (43 %) plutôt qu’à leur médecin de famille ou à leur gynécologue pour la délivrance du certificat nécessaire à l’obtention d’une IVG. Concernant les modalités d’avortement pratiquées, la procédure par aspiration demeure la plus fréquente (55,8 %), contre 35% d’avortements médicamenteux avec une augmentation de ces derniers à partir du mois d’août 2020, date à laquelle cette pratique a pu être délivrée aussi par les plannings familiaux.

Plus de publications

Née en 1991 à Lanciano, Francesca Vinciguerra a récemment obtenu son diplôme en littératures française et européenne dans les universités de Turin et de Chambéry, avec un mémoire en littérature post-coloniale française. Depuis septembre 2016, elle vit à Toulouse, ville où elle a entrepris une collaboration avec la revue RADICI et a terminé un service civique avec l’association de musique baroque Ensemble baroque de Toulouse.