Il y a quarante ans mourait Eduardo De Filippo, pour tous simplement Eduardo, l’un des plus grands témoins du théâtre populaire en Italie et dans le monde. Il a laissé une empreinte indélébile sur la scène, avec des œuvres qui continuent à vivre et à être mises en scène.
ROCCO FEMIA
Il y a des auteurs que l’on étudie, d’autres que l’on admire, et puis il y a ceux qui vous changent la vie. Eduardo De Filippo a été pour moi un peu tout cela et plus encore.
Quand, à la rédaction de la revue RADICI, nous avons décidé de créer un itinéraire sur Naples à travers les yeux de ses enfants les plus chers et marquants, je n’ai eu aucun doute sur la personne qui devait ouvrir ce voyage : Eduardo, sa voix rugueuse et poétique, capable de raconter la ville comme personne.
Ce choix s’explique bien sûr par la grandeur artistique de l’auteur, mais aussi par une expérience personnelle qui a marqué mon rapport à Naples. C’était en 1982, deux ans avant sa mort, survenue le 31 octobre 1984. J’étais alors un jeune étudiant universitaire rêvant de devenir journaliste, et l’opportunité me fut offerte d’interviewer justement De Filippo, après avoir participé à certaines de ses leçons de théâtre adressées aux jeunes. Je me souviens encore de mon émotion et de mon appréhension en attendant ce moment.
Je n’étais alors qu’un jeune scribouillard, mais j’étais conscient de me trouver en face d’un homme qui avait fait l’histoire de la dramaturgie. Lorsqu’il est entré dans le hall du théâtre Piccinni de Bari de son pas lent, le visage marqué par l’expérience, il m’a semblé que l’air devenait plus dense.
J’ai pris mon courage à deux mains et entamé la conversation en lui demandant ce que signifiait Naples pour lui. Il m’a répondu, avec son ironie habituelle : « Naples est un théâtre. Si tu veux la comprendre, tu dois te mettre dans le public et regarder, sans préjugés. La ville fera le reste. »
Quand je lui ai demandé si Naples était à ce point difficile à raconter, il a souri : « Difficile ? Non, impossible ! Naples se raconte elle-même, mais elle le fait en dialecte et ne traduit pas toujours. Tu dois apprendre à entendre, pas seulement à écouter. »
Eduardo De Filippo avait cette capacité extraordinaire de condenser en quelques phrases le sens profond d’une réalité complexe. Cette vision se reflétait dans ses comédies, comme Sacrés fantômes ! et Il sindaco del rione Sanità, où Naples oscille entre ironie et tragédie, entre espoir et désenchantement.
Je l’ai ensuite interrogé sur l’image que l’on avait de Naples hors de ses frontières. Son expression s’est faite plus grave : « Naples est un paradoxe, tu comprends ? D’un côté, il y a le sourire, la vie qui explose à chaque coin de rue, la famille toujours là pour t’accueillir. Mais de l’autre, il y a la souffrance, la lutte quotidienne. Et ça, hors de Naples, beaucoup ne le voient pas. Quand j’écris, j’essaie de raconter cette vérité, même si ce n’est pas toujours facile. Les autres voient la surface des choses, mais en-dessous se trouvent les histoires que personne ne veut entendre. Naples te donne tout, mais elle exige quelque chose en retour. Il ne suffit pas de l’aimer, il faut la connaître vraiment. »
À ma question, posée d’une voix tremblante, sur le plus grand défaut des Napolitains, il a ajusté ses lunettes avant de répondre : « La patience. Nous en avons trop. Nous supportons tout, même l’insupportable. Et puis, quand nous n’en pouvons plus, nous finissons par en rire. C’est notre salut… et notre malédiction. »
Ce jour-là, j’ai compris que Naples n’était pas seulement un lieu géographique, mais un état d’esprit, un théâtre à ciel ouvert où chacun joue son rôle entre tragique et comique.
Cette conversation m’a accompagné pendant des années, nourrissant mon désir de comprendre encore davantage cette ville à travers les yeux d’Eduardo. Aujourd’hui, quarante ans après sa disparition, ses mots résonnent encore avec la même intensité, comme si son théâtre était toujours vivant, toujours présent. Car au fond, Eduardo n’est jamais parti.
R.F.
« L’effort désespéré accompli par les hommes pour donner un sens à la vie est théâtre. »
Rocco Femia, éditeur et journaliste, a fait des études de droit en Italie puis s’est installé en France où il vit depuis 30 ans.
En 2002 a fondé le magazine RADICI qui continue de diriger.
Il a à son actif plusieurs publications et de nombreuses collaborations avec des journaux italiens et français.
Livres écrits : A cœur ouvert (1994 Nouvelle Cité éditions) Cette Italie qui m'en chante (collectif - 2005 EDITALIE ) Au cœur des racines et des hommes (collectif - 2007 EDITALIE). ITALIENS 150 ans d'émigration en France et ailleurs - 2011 EDITALIE). ITALIENS, quand les émigrés c'était nous (collectif 2013 - Mediabook livre+CD).
Il est aussi producteur de nombreux spectacles de musiques et de théâtre.