Vito Tartamella nous propose une analyse à la fois culturelle et sociologique à propos d’une pratique qui, bien que non exclusive à l’Italie, y est encore bien présente, en particulier au Sud: la vénération pour les images pieuses.

Il y a celle que l’on accroche au tableau de bord de la voiture : elle représente Sainte Rita de Cascia, avec la prière de l’automobiliste : « Oh Sainte Rita, accompagne-moi dans ce voyage, donne-moi le parfait contrôle de la voiture. » La majeure partie d’entre elles sont cependant conservées dans les portefeuilles, comme l’image de Saint Joseph, protecteur des travailleurs et de la famille : par les temps qui courent, ça peut toujours servir.

Foi ? Folklore ? Superstition ? Quand on parle d’images pieuses – les santini en italien –, toutes les hypothèses sont possibles. Ces icônes religieuses « de poche », qui représentent non seulement les saints mais aussi Jésus, la Madone et les papes, sont les dernières traces d’une dévotion d’un autre temps, remisée par le laïcisme et le choix infini d’images qui nous arrivent de la télévision, des ordinateurs et des téléphones portables.

Pourtant, l’histoire des images pieuses n’est pas qu’une tradition italienne du XXe siècle. Au cours des six derniers siècles, raconte Gianluca Lo Cicero, collectionneur et expert, ces idoles de papier (généralement de dimension 6 x 11,5 cm) ont été l’un des principaux instruments de l’évangélisation de la part de l’Église, dans un monde en grande partie analphabète. Elles ont également incarné une riche forme expressive populaire qui a suivi les progrès des techniques d’impression, inaugurant ainsi de nouveaux formats artistiques également utilisés par la publicité.

Les premières images pieuses, rappelle Lo Cicero, étaient « ex libris », tirées des codes des moines copistes : certaines miniatures étaient découpées des livres pour être accrochées aux murs des maisons ou emportées avec soi au cours des voyages. Les premiers exemplaires produits en série furent obtenus au XVe siècle grâce à la xylographie, la gravure sur bois : il s’agissait d’images sur papier obtenues après encrage d’une matrice en bois gravée d’un dessin. Avec l’avènement de l’imprimerie, entre les années 1453 et 1455, ce secteur fut également bouleversé : les premiers éditeurs produisaient de petites images sacrées grâce à la technique du burin, un instrument calcographique employé pour dessiner sur une matrice de métal.

Mais le boom des images pieuses remonte au milieu du XVIe siècle, quand le Concile de Trente décida que les images des saints pouvaient être imprimées et achetées librement. Les Jésuites misèrent justement sur ces icônes pour diffuser le message évangélique dans le Nouveau Monde et sur le Vieux Continent, où la plus grande partie des fidèles était analphabète ou du moins incapable de comprendre le latin des textes sacrés.

« Le culte des saints est un héritage du riche panthéon des divinité païennes », observe l’anthropologue Duccio Canestrini, qui a étudié l’aspect social des images pieuses – et des souvenirs en général – dans son livre Trofei di viaggio (Bollati Boringhieri). Il suffit de se rappeler les célébrations de San Domenico à Cocullo, dans les Abruzzes : on y fait défiler sa statue avec des serpents vivants autour du cou, comme c’était le cas dans le culte païen d’Angizia, une déesse des serpents adorée par les anciens peuples osco-ombriens. Le culte des saints est enraciné dans les territoires dans lesquels ils ont vécus, et desquels ils deviennent protecteurs : San Gennaro à Naples, San Nicola à Bari et ainsi de suite. Les images pieuses sont des simulacres bidimensionnels : elles aident à maintenir le contact avec les divinités, afin de les invoquer et de demander leur protection. Déjà Wolfgang Goethe, dans son Voyage en Italie, était émerveillé par cette armée de saints, chacun possédant un pouvoir miraculeux particulier : San Biagio pour soigner les maladies de la gorge, Santa Lucia pour celles des yeux etc. Un menu dévotionnel à la carte, à choisir selon les usages et les besoins ».

Voire même avec un usage propitiatoire : depuis le XVIIIe siècle, en effet, les images pieuses comestibles se sont répandues. De petite dimension (4×3,5 cm), imprimées sur du papier de soie avec une encre légère, il fallait les avaler à l’aide d’une gorgée d’eau et de mie de pain, « comme si elles étaient des talismans ou des pilules miraculeuses, dans l’espoir d’une prompte guérison du mal qui affligeait l’infirme », explique Biagio Gamba, avocat et expert en images pieuses. « Pour chaque mal il existe en effet un Saint Patron en mesure de guérir ou de soulager les souffrances ». Les quelques images pieuses comestibles qui ont survécu à cet usage sont très recherchées par les collectionneurs.
Depuis le XVIIe siècle, les principaux centres de diffusion étaient au nombre de deux : les Flandres et Paris. À Anvers, capitale artistique et commerciale de l’empire espagnol, les graveurs flamands perfectionnèrent la technique de l’eau-forte (gravure sur une plaque de cuivre recouverte de cire) donnant naissance à des images religieuses aux détails très soignés, recherchées par les collectionneurs. En France, les éditeurs se regroupèrent dans le Quartier latin de Paris, près de la Sorbonne, et commencèrent la production de gravures artistiques raffinées.
Pendant ce temps, la Contre-réforme avait imposé aux moines de consacrer certaines heures de leur journée au travail. Naquirent ainsi les canivets, des images pieuses peintes entourées de décorations ciselées, qui reproduisaient certains éléments d’architecture religieuse, des symboles, de la dentelle ou des figures humaines. Ces décorations très élaborées étaient obtenues grâce à l’entaille : le terme « canivet » dérive d’ailleurs de « canif ». La France fut le berceau de cette technique, Lyon en particulier, où étaient réalisées des décorations semblables à de la dentelle.

L’Italie n’entra dans ce marché qu’au XVIIIe siècle sur l’initiative d’une famille originaire de Vénétie, les Remondini de Bassano del Grappa : ces derniers diffusèrent leurs images de saints dans toute l’Europe et même en Amérique grâce aux « tesini », des vendeurs expérimentés originaires de Pieve Tesino, Cinte Tesino et Castello Tesino (voir RADICI n°114, p.60). Ils transportaient une caisse en bois et vendaient leurs images pieuses aux boutiques, églises et familles. À Rome, en revanche, les images pieuses étaient vendues, de même que d’autres souvenirs religieux, par les « urtisti » [les « heurteurs »], ainsi appelés parce qu’ils « heurtaient » à dessein les pèlerins pour se faire remarquer et vendre de la sorte rosaires, statues sacrées et images pieuses. C’étaient des juifs à qui un décret papal permettait d’exercer cette activité commerciale.

Au XIXe siècle, une innovation graphique donna une nouvelle impulsion à la production d’images pieuses : les chromolithographies, des images colorées obtenues au moyen d’une pierre polie. Au début du siècle, Prague devint le centre le plus prestigieux d’Europe pour l’impression des images pieuses comportant des éléments décoratifs en or et en relief. Et surtout, avec cette technique, il était possible d’imprimer les images pieuses à gros tirages, si bien que les moines trappistes du Monastère de Notre-Dame d’Aiguebelle dans la Drôme, eurent une idée de marketing : pourquoi ne pas exploiter la diffusion capillaire des images pieuses pour se faire un peu de publicité ? Pour entretenir le monastère, en effet, les frères confectionnaient des confiseries au chocolat : ils ajoutèrent ainsi sur les images pieuses le logo de leur entreprise artisanale dans les petites images qui reproduisaient la vie de Jésus, la via Crucis et les vies des saints, surtout de Jeanne d’Arc. Un choix osé, et pourtant l’étrange mariage entre sacré et profane devint un gadget à succès, si bien que d’autres producteurs de chocolat répliquèrent d’expérience : Guérin-Boutron à Paris, la Compagnie Française des Chocolats et des Thés, et l’espagnole Amatler. S’ajouta ensuite l’allemande Liebig (extrait de viande) avec ses célèbres figurines, tant sacrées que profanes.

Ensuite, à la fin du XIXe siècle, le primat de la production d’images pieuses revient à Paris, avec des images pieuses de style « sulpicien », comportant poinçonnage, dentelle et même morceaux de vêtements en satin, appliqués à l’aide d’une presse. Ce style tire son nom de l’église Saint-Sulpice, dans les environs de laquelle s’étaient installées les maisons d’édition d’images pieuses. Au XXe siècle, les images pieuses ont connu un dernier boom dans les années soixante-dix avant de s’acheminer vers un long et inexorable déclin. Et aujourd’hui, que sont devenues ces idoles de papier ?
« Nous sommes devenus plus laïcs, et ceux qui sont religieux sont moins attachés aux images et aux traditions », ajoute Andrea Bonella de la maison d’édition Fratelli Bonella di Milano, qui imprime des images pieuses depuis 1931. « On a perdu l’élément le plus important : qui distribue aujourd’hui les images pieuses ? Les prêtres et les écoles catholiques ne le font plus. Et désormais l’information ne voyage plus sur papier : tout est à portée de main avec un téléphone portable ou un ordinateur, y compris les images dévotionnelles. »
La tradition des images pieuses, du moins en Italie, est plus vivace au Sud, « où le sentiment religieux est encore répandu et où l’on donne de l’importance aux fêtes des saints », ajoute Francesco De Kormotzij de l’entreprise Deko Export, distributeur d’articles religieux à Milan. « Et elles restent populaires dans les sanctuaires de toute l’Europe, depuis Medjugorje (Bosnie-Herzegovine) jusqu’à Saint-Jacques de Compostelle (Espagne), depuis Lourdes jusqu’à Fatima (Portugal) et jusqu’à Knock (Irlande). »
Quelles sont les images les plus demandées ?

« Les classiques, c’est-à-dire celles de Saint Antoine, Saint François, Saint Joseph, Sainte Claire, Sainte Rita et Sainte Thérèse », répond Bonella. « Mais également celles de Padre Pio, de Jésus Miséricordieux, rendu célèbre par Sœur Faustine Kowalska, une religieuse polonaise, ou encore de Marie qui défait les nœuds, chère au pape François. En Europe, les images pieuses se vendent encore au Royaume-Uni, en Irlande, en France et en Espagne. Dans le reste du monde, elles sont répandues au Mexique et en Colombie, mais le gros du marché se situe aux États-Unis : là-bas, les catholiques sont en minorité par rapport aux protestants, donc leur foi est profondément ancrée et s’exprime par une approche traditionnelle : les images pieuses sont distribuées lors des funérailles. La famille distribue l’image du saint auquel le défunt était fidèle ».

En Italie, en revanche, les images pieuses servent véritablement aux vivants : c’est en effet ainsi que l’on appelle les tracts électoraux sur lesquels figurent le visage et le programme des candidats, ou bien encore les cartes de visite que l’on s’échange lors des rencontres professionnelles : « tu me donnes ton “santino” ? Qui sait ce qu’en penseraient Saint Joseph et ses 1735 collègues.

 

Plus de 1400 nouveaux saints ces trente dernières années

Combien y a-t-il de saints pour les catholiques ? La procédure de canonisation fut instituée en 1558 par le pape Sixte V, qui confia à un organisme interne, la Congrégation des rites, la charge d’établir qui serait déclaré saint. Dès lors, et jusqu’en 1978, c’est-à-dire pendant près de quatre siècles, les saints ont été au nombre très honorable – mais limité – de 302.
Cependant, au cours des vingt dernières années, la liste s’est allongée de plus de 1400 nouveaux saints : le pape Jean-Paul II en a proclamés 482, le pape François au moins 898. Le total est donc monté à 1736 (les 10 derniers ont été proclamés en mai 2022, parmi lesquels le missionnaire français Charles de Foucauld) : pour les honorer tous, il faudrait en célébrer presque 5 par jour. La liste complète – qui comprend aussi les saints proclamés de façon autonome par les paroisses avant l’établissement de la procédure de 1588 – pourrait avoisiner les sept mille noms.
Mais comment s’explique la récente augmentation exponentielle de saints dans une société toujours plus laïque ? Pour deux raisons. Tout d’abord, la conception de la sainteté a changé : elle est désormais vue comme un but potentiellement accessible à tous, et non plus seulement aux quelques auteurs d’actes héroïques ou miraculeux éclatants. Ensuite, c’est surtout l’effet des canonisations de masse : le pape Jean-Paul II a ainsi déclaré saints les 119 martyrs compagnons d’Augustin Zhao Rong, tué en Chine en 1815, et les 117 martyrs tués par le régime du Vietnam en 1800, et le pape François a déclaré saints d’un seul coup les 800 martyrs d’Otrante, tués par les Turcs lors de l’assaut de la cité des Pouilles en 1480. Pour en savoir plus : www.causesanti.va, le site officiel de la Congrégation des causes des saints du Vatican.

Padre Pio

Sa dépouille, dont le visage est recouvert d’un masque en silicone, est exposée à la vénération publique, à l’image de celles de Lénine ou de Mao Zedong, et comme eux, il divise les historiens entre partisans et détracteurs.
Padre Pio est né en Campanie, à Pietrelcina, le 25 mai 1887. Il est l’un des saints modernes les plus controversés, et pourtant sa popularité ne connaît pas la crise : il est représenté sur les images pieuses, rendu éternel par les statues présentes sur les places de dizaines de villes italiennes. La basilique San Pio à San Giovanni Rotondo dans les Pouilles attire aujourd’hui six millions de pèlerins par an ce qui fait d’elle la seconde en termes d’afflux après le Vatican, avant même la basilique Saint-François à Assise (données ISNART). Et, tout comme ceux du Vatican, les frères de San Giovanni Rotondo ont aussi leur diffuseur : Teleradio Padre Pio.
Mais qui était véritablement Padre Pio ? Fils de paysans, il s’appelait Francesco Forgione. À seize ans, il entra au couvent. Il se plaignait depuis tout jeune de terribles persécutions, physiques et mentales, de la part du « cosaccio » [la méchante chose] ainsi qu’il appelait le démon. Quand ses supérieurs le transférèrent à San Giovanni Rotondo, sur le mont Gargano, il attira très rapidement des milliers de personnes à son confessionnal, où il restait jusqu’à quatorze heures par jour.
En 1918 il manifesta les stigmates, ces plaies au niveau des mains, des pieds et du thorax qui reproduisaient les blessures du Christ : elle allaient rester ouvertes pendant cinquante ans, déchaînant les polémiques autour de leur authenticité. Pour le père Agostino Gemelli, psychologue et fondateur de l’Université catholique de Milan, il n’était qu’ « un psychopathe ignorant qui s’infligeait artificiellement les stigmates pour exploiter la crédulité des gens », peut-être en utilisant de l’acide. D’autres experts, toutefois, ont objecté que l’absence de cicatrisation au bout de tant de temps était inexplicable. On ne saura jamais la vérité.
Sergio Luzzato a mis en évidence dans un essai que son mythe fut lancé par le fascisme. Mais la popularité de Padre Pio a résisté bien plus longtemps, grâce à ses miracles présumés et à ses initiatives caritatives, à l’image de la Casa Sollievo della Sofferenza, un hôpital qu’il fonda en 1956 alors qu’il était frappé par le grand nombre de malades de la région du Gargano, isolés de toute structure sanitaire.
C’est aujourd’hui un hôpital moderne de 900 lits à San Giovanni Rotondo et son seul miracle incontesté.
Padre Pio mourut à 81 ans en 1968 : les papes qui se sont succédé au Vatican durant sa longue vie ont oscillé entre soutien et lourdes défiances (qui ont abouti à des enquêtes et des suspensions). Le dominicain français Paul-Pierre Philippe, qui l’interrogea en 1961 au nom du pape jean XXIII le qualifia de « faux mystique », auteur de « l’arnaque la plus colossale de l’histoire de l’Église ». Mais après la mort de Padre Pio, 104 dossiers de documents furent rassemblés et ouvrirent son procès en canonisation. En plus des stigmates, on lui attribua la bilocation (la capacité d’apparaître en plusieurs lieux), la prophétie, la capacité de scruter les consciences et certaines guérisons miraculeuses. Il fut proclamé saint en 2002 par le pape Jean-Paul II, son grand admirateur, et on le fête le 23 septembre. Pas si mal pour un homme qui, en définitive, portait un message très simple : « Aimez la Madone, récitez le rosaire ».