Preuve en sont les chiffres du dernier rapport de l’Istat, qui démontrent l’utilisation élevée et stable des langues dialectales en Italie (avec des disparités régionales), tant dans la langue parlée qu’écrite.

Un paese, 6000 lingue. Ainsi titrait l’un des quotidiens italiens les plus importants (la Repubblica), il y a quelques années, à propos d’une enquête sur les habitudes linguistiques des Italiens. S’il s’agit d’un chiffre évidemment exagéré, et de toute façon difficile à calculer avec précision, le titre en dit long sur la conception qu’ont les Italiens des langues parlées dans leur pays. Au-delà du lieu commun, l’histoire et la situation linguistique actuelle de l’Italie ont en effet peu d’équivalents dans d’autres pays semblables. Pendant longtemps, les dialectes ont été l’outil principal, sinon l’unique, de communication pour la majorité des Italiens, et ils représentent encore aujourd’hui une partie importante de leur culture et de leur identité.
Quelques chiffres pour commencer : d’après le dernier rapport de l’Istat sur le sujet, qui porte sur l’année 2015, presque la moitié des Italiens (46 %) affirment parler un dialecte (exclusivement ou en alternance avec l’italien) en famille, un chiffre qui monte même à 75 % en Campanie, mais qui est également significatif dans d’autres régions, comme la Sicile (69 %) ou la Vénétie (62 %). En effet, si nous observons plus dans le détail la carte linguistique de l’Italie actuelle, nous voyons une Péninsule presque divisée en deux, avec un usage encore fort des dialectes dans le sud et dans une bande qui monte le long de l’Adriatique jusqu’à la Vénétie et au Trentin, et l’italien qui est en revanche nettement prépondérant au nord-ouest, en Toscane et à Rome.
Mais pourquoi l’Italie possède-t-elle une situation linguistique si particulière et, surtout, est-elle destinée à la conserver ou, comme on le craint souvent, à l’ère de la mondialisation, les diversités locales sont-elles destinées à connaître avec le temps une crise et, peut-être, à disparaître ?
Concernant la première question, l’identité de l’Italie en tant que pays plurilingue est étroitement liée à son histoire. Comme on le sait, l’italien tel que nous le parlons aujourd’hui est né de la langue littéraire florentine du XIVe siècle, plusieurs siècles avant l’unification politique effective de la Péninsule, qui date d’à peine plus de 160 ans (1861). L’unité culturelle, en somme, a précédé l’unité administrative d’au moins cinq siècles. Tandis que l’italien se développait et se consolidait comme langue, comme langue littéraire, académique et de prestige, il manquait une institution qui permette d’en faire une véritable langue populaire dont tous pouvaient se servir dans la communication quotidienne. Jusqu’à l’Unité, et au-delà, ce rôle a en revanche été joué par les langues régionales. En plus de l’unification politique du pays et de la création d’institutions nationales, comme l’école ou l’armée, les linguistes considèrent que le développement des mass médias fut un événement clef dans la diffusion de l’italien, et en particulier la télévision. En un quart de siècle, entre 1954 (année de la première émission de la Rai) et la fin des années 1970, la diffusion définitive de l’italien comme langue nationale s’est réalisée. Il est évident qu’en un laps de temps aussi bref, les dialectes n’ont pas disparu, mais qu’ils ont continué, à des degrés divers, à faire partie de la culture et de la vie quotidienne des Italiens.
Et aujourd’hui ? Les dialectes peuvent-ils encore occuper une place dans le panorama linguistique de l’Italie du XXIe siècle ? Tout d’abord, nous pouvons observer qu’il ressort de l’enquête de l’Istat déjà citée que, si au cours des vingt dernières années, le nombre de dialectophones exclusifs a effectivement baissé, celui de ceux qui alternent italien et dialecte est extrêmement stable (32,9 % en 2000, 32,2 % en 2015). La transformation de l’Italie en un pays principalement monolingue – un peu à l’image de ce qu’il s’est produit pour la France – ne semble ainsi pas être à l’ordre du jour, du moins pas dans l’immédiat. Bien entendu, le nombre de locuteurs n’est pas l’unique critère pour mesurer la vitalité d’une langue. D’autres paramètres, comme son emploi dans des domaines culturels ou le prestige que les locuteurs lui attribuent sont également importants. De ce point de vue également, les dialectes italiens semblent plutôt bien se porter. L’écriture dialectale est aujourd’hui un élément important de la littérature italienne. Il est impossible de tous les citer, mais dans le Second après-guerre, et jusqu’à nos jours, des auteurs comme Carlo Emilio Gadda, Pier Paolo Pasolini, Dario Fo ou Andrea Camilleri ont poursuivi une tradition littéraire dialectale, en la modernisant et en contribuant à la rendre populaire dans tout le pays, qui est dans certains cas au moins aussi ancienne que la tradition littéraire en langue italienne. La même chose vaut pour la musique : des auteurs-compositeurs comme Fabrizio De André (en génois), Enzo Jannacci (en milanais) ou Pino Daniele (en napolitain) ont fait de l’usage du dialecte dans leurs chansons un véritable trait distinctif. Et au cours de ces dernières années, des séries tv dans lesquelles les langues régionales ont un rôle prépondérant, telles que Strappare lungo i bordi de l’auteur de BD romain Zero Calcare ou Mare fuori, située à Naples dans un centre de détention pour mineurs, ont obtenu un très grand succès, tandis que sur Internet se multiplient les chaînes qui proposent des vidéos et d’autres contenus dans divers dialectes. Il n’est donc pas excessif de dire qu’encore aujourd’hui, le patrimoine linguistique de la majorité des Italiens est un ensemble varié dont font partie, en plus de l’italien, un dialecte utilisé en famille et dans les situations informelles, mais aussi, indirectement, tous les autres. La réponse à notre question initiale est ainsi sans doute positive, et il n’y a aucune raison de ne pas considérer que, dans un monde globalisé, la diversité et la créativité linguistique ont toute leur place.

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Originaire de Parme (Italie) chercheur en linguistique au CNRS (laboratoire CLLE-ERSS de Toulouse, dont il est directeur adjoint depuis 2010), Fabio MONTERMINI a enseigné dans les universités de Parme, Milano Bicocca et Toulouse le Mirail.
Il s'occupe principalement de morphologie de l'italien et des autres langues romanes. Depuis quelques années, il collabore avec la revue RADICI en proposant des articles de vulgarisation linguistique mais aussi des sujets d'actualité sur la société italienne et l'émigration. Il est membre du comité de direction de l'Institut de Linguistique Française et du comité exécutif de la Société de Linguistique Italienne.