Roberto Savano vient de publier en Italie « l’une des histoires d’amour les plus fortes » qu’il ait connue, celle de Rossella Casini, victime de la ‘Ndrangheta pour avoir « trop aimé ». L’auteur se confie dans une interview très personnelle.

SILVIA BOMBINO

La dernière fois que Roberto Saviano a vu un gorille à dos argenté, son animal totem, c’était à Paris. « Les zoos n’ont plus de raison d’exister, mais j’y suis souvent allé pour voir ce gorille avec sa fourrure gris argenté sur le dos. Derrière les barreaux, j’ai compris que nous étions pareils. » Voilà des années, depuis 2006 et la sortie de Gomorra, que l’auteur vit sous escorte et dit qu’il « veut retrouver sa vie ». À présent, à 45 ans, et après presque vingt années vécues sous protection et une vingtaine de déménagements, il ressent le besoin de « rassembler les pièces de sa vie » et de réfléchir à un moyen de s’évader. Le livre qu’il a publié cette année en Italie, L’amore mio non muore, marque peut-être le début d’une nouvelle phase de son existence. Roberto Saviano y raconte l’histoire de Rossella Casini, une étudiante en pédagogie à Florence, tombée amoureuse de Francesco Frisina, lui-même étudiant venu de Calabre qui se révèlera appartenir à la ‘Ndrangheta, organisation criminelle calabraise. Elle cherche à l’en délivrer par amour, mais elle finira par disparaître à Palmi, en Calabre en 1980, et son corps ne sera jamais retrouvé. Les procès successifs ont relaxé tous les inculpés, malgré le fait que les juges aient reconnu la crédibilité de la déclaration d’un repenti, qui avait affirmé que Rossella avait été violée et démembrée parce qu’elle avait « déshonoré » la famille Frisina. « C’est l’histoire d’amour la plus forte que j’ai connue », dit Roberto Saviano qui s’enflamme pour ensuite s’apaiser.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette histoire ?

Je voulais enquêter sur l’amour à travers la figure de Rosella. Que ce soit l’amour joyeux, léger – Rosella ressemblait un peu à une hippy au début, c’était à la fin des années 1970 ; ou bien l’amour plus profond – Rosella devient une sorte de Jeanne d’Arc, sûre d’elle-même, convaincue que les sentiments partagés entre elle et Francesco ne pouvaient être que salvateurs. Elle parle avec des magistrats, elle voyage, elle prend conscience. Il y a également une dimension érotique, parce que, dans ce couple, c’est la femme qui est attirée, qui désire, qui veut : pour un jeune homme calabrais de ces années, une femme ne peut faire l’amour que pour avoir quelque chose en échange, un mariage, une protection. Au contraire, Rossella le libère, et il découvre avec elle qu’on peut désirer, aimer ; il découvre le paradis, et il pense qu’ils ont droit au bonheur. Ce n’est qu’après l’homicide de son père, et l’esprit de vengeance qui le rappelle en Calabre, qu’il finit par céder à son destin.

Votre enquête sur l’amour a commencé avec un autre livre Noi due ci apparteniamo (Fuoriscena, 2024) qui raconte l’intimité des boss mafieux.

Ces histoires incroyables m’ont permis d’aborder le sujet. Peut-on imaginer que la femme de Leoluca Bagarella (membre de la mafia sicilienne) s’est pendue parce qu’elle n’arrivait pas à lui donner un enfant ?

Rossella réfléchit aux différentes phases de l’amour, des débuts irrésistibles jusqu’au moment où l’attrait faiblit et où tous les hommes lui apparaissent comme des prétentieux à ses pieds. Comment êtes-vous entré dans l’esprit d’une femme ?

Avec elle, j’ai pu affirmer que les premiers moments d’un rapport amoureux sont sous-estimés. J’ai privilégié la méthode naturaliste, et j’ai utilisé la troisième personne, universelle, afin de trouver la bonne distance. Je rencontre Rossella à chaque fois un peu plus à travers les dynamiques que je pense pouvoir connaître, où dans lesquelles je me retrouve.

Quelle est votre vision de l’amour ?

Je n’ai pas de vision particulièrement partagé. Par exemple, en regardant l’histoire de Rossella, on voit que le sentiment amoureux est anarchique. Alors que l’image que l’on se fait de l’amour est synonyme de réorganisation, de maison. Il est conservateur. J’ai essayé de démontrer que l’éclosion de l’amour n’est pas du tout quelque chose de secondaire et d’inconstant par rapport à un amour mûr, qui dure et persiste. Tomber amoureux est une insurrection du moi, c’est la racine de l’amour.

Vous ne croyez qu’à l’amour qui dure ?

Je déteste l’idée typique selon laquelle l’amour se transforme et devient autre chose, qu’avec la fin du désir, il devient quelque chose de plus important. Si cela arrive, ce n’est pas de l’amour. En fait, le problème, c’est que nous n’avons dans notre langue que le mot amour, un mot générique, à la différence des Grecs qui en possédaient beaucoup plus : eros pour décrire l’amour riche en passion, pragma pour décrire l’amour mûr basé sur l’engagement et l’organisation. Aucun n’est meilleur que l’autre, soyons clairs, mais ils sont différents. Je pense qu’il est important de nommer les choses correctement.

Vos parents sont séparés. Quelle éducation affective avez-vous reçue ?

J’ai été élevé par deux mères, ma mère Maria Rosaria et sa sœur, Silvana, ainsi que par mon grand-père Carlo. Mon père m’a donné une éducation paysanne, de rue, sportive. De ma tante Lalla, j’ai appris à m’exprimer sans paroles, par le regard, les caresses et les signes. Mes parents se sont séparés, et j’ai toujours pensé que leur vie avait empiré en se rencontrant. Ils se sont trompés en se choisissant, et je regrette un peu de ne pas avoir connu le moment où ils se sont désirés ; j’ai grandi dans un contexte de crise ou de compromis. Cependant, ils m’ont élevée de manière très libre, ils ont respecté mon corps, les multiples possibilité d’aimer. Aucune obsession pour que j’aie une situation stable.

Quand vous viviez librement, combien d’histoires d’amour avez-vous eues ?

J’ai eu une petite amie, pendant longtemps, entre mes 16 et 24 ans ; nous avons traversé de nombreuses phases. Au début, au lycée, j’avais les cheveux longs jusqu’au milieu du dos et, vers la fin, à l’université, quand j’ai commencé à perdre mes cheveux et à les raser. Elle m’a accompagné pendant tout ce temps.

Et ensuite ?

J’ai vécu une situation où tout mon temps était organisé, sous escorte, m’interdisant la liberté de l’amour, sauf dans des occasions particulières.

Vous entendez par là des ‘‘histoires sans lendemain’’ ?

Il est peu probable que cela se produise, je n’ai pas confiance.

Alors quand faites-vous l’amour ?

Cela arrive moins souvent que je ne le souhaiterais. La sexualité est mon espace de liberté.

Vous vivez sous escorte depuis près de vingt ans, mais il y a bien dû avoir des moments où vous avez tenté d’avoir une relation durable ?

Bien sûr, mais c’est très difficile – d’en parler aussi –, car ce qui manque, avant tout, c’est la possibilité d’être spontané. Tout est toujours secret, camouflé. Et rien, comme le secret, ne saurait compromettre la sérénité. Devoir protéger la personne, la cacher, a été un poison absolu, toujours. Sans compter la méfiance, je n’arrive pas à faire confiance à 100 % à qui que ce soit, j’ai toujours l’impression que je vais me faire avoir.

Donc, y compris par les femmes ?

Oui, même si de nombreux amis m’ont prouvé qu’ils étaient vraiment dignes de confiance. Au fond, j’ai toujours peur.

Cette insécurité vient-elle des menaces qui pèsent sur votre vie, ou a-t-elle a des racines plus profondes ?

Elle vient du fait de me sentir attaqué en permanence depuis vingt ans. Je suis une cible sur laquelle on jette de la boue, et je ne parle pas des critiques – enrichissantes –, mais des campagnes politiques. Même si je sais bien que c’est moi qui me suis mis dans cette situation.

Vous dites qu’à force d’être toujours sur vos gardes, cela ne vous permet pas de vous laisser aller avec une femme ?

Oui. On dit généralement que quand on rentre chez soi, il faut mettre de côté les problèmes professionnels. Mais les problèmes que j’ai sont chez moi, comment faire ? Je ne peux offrir aucune forme de stabilité, pas même au niveau de l’humeur. J’ai été lapidé sur Internet, et j’ai dû rester rivé à mon téléphone pendant trois jours, parce qu’il fallait absolument que je donne mon opinion face à des gens qui racontent des idioties sur moi et qui le font dans des milliers de posts. Ils ne m’attaquent pas pour mes livres, mais pour ce que je représente, je suis un symbole.

Au bout de vingt années, vous n’arrivez pas à ne pas prêter attention aux choses, aux attaques ?

Mon grand-père Carlo voulait que je connaisse le plus de choses possible, il affirmait que la connaissance et la culture auraient constitué une défense. C’est peut-être cette empreinte que je porte en moi.

Vous n’imaginiez pas que cela durerait si longtemps.

Comment aurais-je pu l’imaginer ? Le procès du boss mafieux Francesco Bidognetti qui m’a menacé est en cours depuis seize ans, et on en est qu’à la deuxième instance.

Que pensez-vous avoir le plus perdu ?

L’amour, si on l’entend comme possibilité de liberté, oui.

Combien de fois êtes-vous tombé amoureux durant toutes ces années ‘‘volées’’ ?

C’est arrivé, mais peu de fois.

Sur Google, le nom d’un seule femme, connue, apparaît.

Des ragots.

Pourquoi vos histoires se terminent-elles ?

C’est une situation compliquée et altérée.

Pour quelles raisons ?

C’est difficile de faire perdurer une relation. On ne peut se rencontrer que dans un lieu clos, tout est ‘‘organisation’’, comme je l’ai déjà dit. La phase de la séduction est rompue. Il n’y a pas de voyages, pas d’expositions, pas de dîners, pas de moments passés à ne rien faire. Tout se transforme en entraide, l’eros devient seulement pragma, voire storgê, c’est-à-dire l’amour d’une mère pour son enfant. Quiconque m’approche pénètre dans un gouffre sombre.

Mais les femmes qui vous rencontrent ne le savent-elles pas avant ?

Imaginer est une chose, se retrouver dans cette situation en est une autre. J’ai toujours voulu partager ma vie, mais l’idée que ce que je fais compromet la vie des autres m’est insupportable. Une phrase que l’on m’a souvent dite, et ça me fait de la peine à chaque fois, c’est : ‘‘Tu es lourd’’. Sinon il y a une autre option, celle du chevalier blanc.

Le chevalier blanc ?

C’est une expression de Michi, Michela Murgia, qui me disait : « Arrête de faire le chevalier blanc », qui donne la priorité à ses batailles, qui ne se manifeste que quand il se repose entre deux batailles, qui se sent toujours obligé d’intervenir à propos de tout, en mettant en avant son épée de justice, en sacrifiant tous les aspects personnels. « Ça suffit, arrête ! ». C’est vrai.

Avez-vous eu l’impression d’être sur un piédestal ?

Non, plutôt à l’intérieur d’une armure. Celle dans laquelle je suis en ce moment même également.

Avez-vous déjà imaginé avoir un enfant ?

Quand j’étais jeune, tout était possible, mais je n’y pensais pas… Je ne veux que personne d’autre que moi n’ait un prix à payer.

Entre-temps, vos amis sont peut-être passés à autre chose et ont fondé une famille. Qu’avez-vous ressenti à l’annonce de mariages, de naissances ?

J’avoue que je déteste voir les amours se transformer en ‘‘institutions’’, je n’ai pas donc envié les choix faits, mais j’ai envié la liberté de ne pas avoir à se cacher.

Vous voyez un thérapeute pour parler de ces choses ?

Évidemment. Pas tout le temps, mais je suis une thérapie.

Vous avez dit souffrir de crises de panique.

La dernière a eu lieu la veille de la sortie du livre. J’ai du mal à respirer, j’ai l’impression que mon cœur va se briser. Dès que les projecteurs s’allument, mon corps se bloque.

Vous avez également dit avoir pensé au suicide.

Oui, quelques années après la sortie de Gomorra, J’étais dans une caserne, et j’avais pensé à dérober une arme, m’enfermer dans une pièce et à en finir. Mais j’ai commencé à trembler, et j’ai eu une chute de tension. J’ai appelé à l’aide, j’ai téléphoné, mais personne ne pouvait entrer parce que j’avais cassé la clé dans la serrure, justement pour empêcher toute aide. Bref, comme toujours, en un rien de temps, la tragédie se transforme en une amère comédie.

Quelle pensée vous pousse-t-elle à sortir du lit le matin ?

J’ai assouvi mon ambition. D’autre part, j’ai vécu une chose dont Sainte Thérèse d’Avila parle : ‘‘Attention à ce que tu demandes, parce que cela te sera donné’’. J’aurais peut-être dû m’arrêter après Gomorra. Je ne l’ai pas fait et maintenant, je me retrouve dans une cage, comme le gorille.

Avec ce nouveau roman, vous voulez parler d’autre chose ?

Je pense qu’il y a toujours eu des sentiments dans mes livres, mais là j’ai essayé de placer l’amour, le plus difficile des sentiments, au cœur de l’histoire. L’écriture me mène sur des voies inattendues : une tournée théâtrale sur l’histoire de ce livre, ainsi que d’autres grands amours, Vladimir Maïakovski et Lili Brik, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Je suis ému parce que, pour moi, le théâtre signifie liberté, rencontre avec les personnes, leur odeur leur regard…

C’est une évolution, vous mettez un point final et vous passez à autre chose.

La crainte qui m’assaille est que cela ressemble à une “reddition”. J’ai une petite voix dans ma tête qui me dit : “Vous ne pouvez pas penser que vous avez réussi”, “Que personne ne pense m’avoir arrêté”. En réalité, c’est en vivant ainsi que j’ai été arrêté. S’arrêter est une bonne chose, cela signifie que l’on fait quelque chose pour soi.

Avez-vous fait des “tentatives’’ d’évasion ?

Je passe la journée à lire, écrire, travailler. J’ai même réussi à ajouter la salle de sports, les haltères, le tapis roulant. Ça me fait du bien. Pas seulement au corps. Il y a quelques jours, des jeunes m’ont reconnu, et quand ils ont vu que je soulevais 100 kilos, ils ont été stupéfaits. “Tu prends des compléments ?’’ m’ont-ils demandé. Ils ne pouvaient pas associer un écrivain à une personne physiquement “forte’’. Ça m’a fait rire.

Sur une échelle de 1 à 10, quel est votre niveau de satisfaction ?

Cinq. Je suis en bonne santé, je ne suis pas dans la rue et je peux faire mon travail. Je suis reconnaissant parce que je vis dans la condition typique des malades et des prisonniers, je dépends des autres, mais je sais que je suis en bonne santé et formellement libre. Pour l’instant, l’aventure continue.

Dans votre livre, vous évoquez à plusieurs reprises l’étymologie du verbe errer, qui vient du grec érrein, qui signifie à la fois vagabonder mais aussi se tromper.

Oui, se déplacer et se tromper en même temps : ces deux éléments forment un tout en moi.

Comment imaginez-vous votre avenir ?

Avant je vivais avec l’angoisse de mourir, maintenant j’ai l’angoisse de vivre. Je pense aux promenades que je pourrais faire, je rêve que personne ne me reconnaisse dans la rue, que j’arrête de m’attirer des ennuis. Mon amie Michela Murgia me disait que j’étais un ‘‘rabdomante di merda’’, un sourcier à emmerdes. J’aimerais arrêter de réagir à tout, pouvoir sortir de l’ombre. Aimer signifie éclairer l’ombre, c’est sa force.