Arc de cercle qui unit la France à la Toscane, la Ligurie est un écrin de biodiversité, avec ses falaises crénelées, ses promontoires, ses anses, où la cuisine mélange et profite des saveurs de tous ces paysages.
ALESSANDRA PIERINI
Écrire sur la cuisine ligure est pour moi un peu comme entreprendre un voyage introspectif et affirmer mes origines à travers un paysage qu’on ne peut pas amadouer. Une terre aux mille nuances, une bande étroite coincée entre la Méditerranée et les crêtes des Apennins qui se rencontrent ici dans une douce harmonie, créant un éventail éblouissant baigné d’une lumière qui en fait son charme unique. Maisons multicolores et jardins potagers qui se faufilent entre le port et les ruelles, entre les oliviers et la vigne, entre la brume de l’arrière-pays et l’éclat de la mer.
Les paysages sont éclatants, la mer limpide, bordée de rochers ombragés par les pins maritimes, et il y a aussi le charme d’une cuisine parfumée, savante union entre terre et mer. Dans toutes ses préparations, elle reflète la morphologie complexe du territoire et l’histoire qui l’a caractérisée, et elle utilise surtout les produits offerts par le terroir pour une gastronomie le plus souvent autochtone, autonome et frugale.
CUCINA POVERA ET VÉGÉTALE
C’est dans ce contexte qu’est née une cuisine qui puise, mêle et profite des saveurs de tous ces paysages. Herbes sauvages qui poussent spontanément dans la région comme la marjolaine, le fenouil, l’origan, légumes et légumineuses du potager, du sous-bois, huile d’olive, préparations à base de farine, produits de la mer et volaille.
Il s’agit principalement d’une cucina povera, jamais d’opulence ou d’abondance particulière dans les assiettes, sauf dans de rares cas, et réalisée avec simplicité et avec des goûts directs qui se retrouvent dans les recettes. Une cuisine où un rôle important est joué par les tartes salées. La torta Pasqualina en est l’expression incontestable dont la renommée dépasse même les limites de sa région. À l’origine composée de 33 feuilles de pâte feuilletée pour représenter chaque année de la vie du Christ, c’est une double croûte de pâte croustillante farcie de légumes verts à feuilles, d’artichauts et d’œufs durs, dont l’origine remonte au XVIe siècle.
Quand il s’agit de cuisiner de la viande, elle est le plus souvent blanche, comme le coniglio alla ligure, le lapin mijoté avec des herbes sauvages, des pignons et des olives taggiasche. Ou le tuccu, une sauce préparée avec une base de légumes hachés, tomates, vin rouge où le morceau de viande de bœuf mijote entier. En raison de la rareté de la viande rouge, cette recette plus riche était préparée à l’occasion des fêtes.
Habitués à consommer des produits locaux issus de leur potager et soucieux de ne pas gaspiller, les Ligures cuisinent des farcis, les ripieni ou verdûe pinn-e. Toujours cuits au four, saupoudrés de chapelure et, selon la tradition, sans viande, pour un résultat très léger mais, en même temps, très savoureux. Les légumes farcis sont les courgettes, les oignons, les poivrons, les aubergines, les cardons, les artichauts, les tomates, les fleurs de courgettes et les pommes de terre. La farce est le plus souvent composée de la pulpe du légume lui-même, retirée après une cuisson rapide dans de l’eau bouillante, égouttée puis pilée dans le mortier traditionnel avec de l’ail, des œufs durs, des champignons, de la chapelure et des aromates.
Les cultures potagères garnissent aussi les nombreuses frittate, les polpettoni (des pains de viande et/ou légumes) et les ravioli, en particulier ce qu’on appelle pansoti, pansus et ronds, qui se préparent de préférence au printemps avec le prebuggiun, un mélange de 32 herbes sauvages fraîches, assaisonnés avec une sauce aux noix.
Pour ne pas être en reste de singularité, il faut savoir qu’en Ligurie les prêtres et les moines se mangent. Et dans certains cas, même les cardinaux. En fait, c’est le nom donné à des rouleaux de chou frisé (previ, frati et cardinali), farcis avec pommes de terre, œufs, pain rassis, lait et fromage et, selon les différentes versions et ce que chaque famille avait à disposition, des blettes, du jambon ou de la mortadelle. Mais ce qui ne manquait jamais, c’était la marjolaine, la quintessence des saveurs. C’est elle, la reine de toutes les farces, la persa, ainsi appelée en génois parce qu’elle venait de Perse, de l’Orient. La Ligurie, terre d’épices, importées par le trafic marchand qui fit la richesse de Gênes, la Superba, vendait ses épices (poivre mis à part) à toute l’Europe alors qu’en cuisine elle utilisait des savôi, des herbes aromatiques, qui poussent di badda, naturellement et « gratuitement » (les Ligures ont la réputation légendaire d’être très parcimonieux), dans les champs ou même sur les terrasses, dans les boîtes de conserves réutilisées.
CUISINE DE RUE
Avec farine, eau, levure, sel et la merveilleuse huile d’olive, on prépare la focaccia, fugassa en génois, la compagne inséparable du quotidien, qui, soit qu’on en mange dans la rue à tout moment de la journée ou qu’on la trempe le matin dans le cappuccino, doit être à peine sortie du four, parfumée, huileuse à souhait, douce et croquante comme seule la magie des boulangers génois peut la réaliser. Les mêmes ingrédients, mais sans levure, pour fabriquer une version encore plus irrésistible, la focaccia di Recco, véritable institution : ici deux très fines couches de pâte renferment l’un des rares fromages locaux, la prescinseua, avec une consistance entre le yaourt et la ricotta. Les autres totems de la cuisine de rue ligure sont la farinata, une préparation à base de farine de pois chiches, cousine de la socca niçoise, à manger en marchant, ou la panissa plus épaisse, coupée en cubes et frite.
CUISINE DU CŒUR
Une seule recette est capable de faire chavirer le cœur de tous les Génois, celle du pesto. Chaque famille génoise a sa recette, ses proportions, sa tradition. Le pesto ne sera jamais standardisé. C’est un produit de terroir, qui allie ingrédients typiques et savoir-faire.
Ses origines sont assez récentes : les premières codifications proches de la recette que nous connaissons aujourd’hui, remontent à 1863 quand Giovanni Battista Ratto en parle pour la première fois dans La cuciniera genovese. Son ancêtre le plus illustre est certainement le moretum romain, une sorte de fromage enrichi en herbes aromatiques broyé au mortier avec de l’huile, du vinaigre, des noix ou des pignons de pin. On appellera ce condiment agliata au Moyen Âge, en raison de la présence majeure d’ail. Grâce aussi à l’influence provençale du pistou, l’agliata s’enrichit en époque plus récente de basilic jusqu’à devenir une sauce pour les pâtes.
Elle se prépare et s’utilise à froid et les ingrédients de la recette codifiée sont le basilic, l’ail, les pignons, le sel, le parmesan, le pecorino fiore sarde et l’huile d’olive. Le mot pesto vient du verbe pestare (piler), parce qu’on la prépare traditionnellement dans un mortier en marbre avec un pilon en bois tendre fruitier.
Le pesto sert à agrémenter différentes variétés de pâtes fraîches et sèches. En premier lieu, les trofie, courtes, fines et torsadées ; les trenette, trena en génois veut dire lacet, de la même famille des linguine, mais légèrement plus larges ; les croxetti, des disques de pâtes de 3 à 4 cm estampés ; les testaroli, une galette de pâtes de 30 à 40 cm de diamètre ; les gnocchi de pommes de terre ou de châtaignes ; les lasagne, très fines appelées mandilli de sea (mouchoirs en soie) ; les spaghetti, avec un ajout de cubes de pommes de terre et de haricots verts.
CUISINE DE LA MER MALGRÉ TOUT
Cette région était une grande puissance maritime au cœur de la Méditerranée, une mer d’anchois et de thons, de seiches, de calmars et de merlus, et ses citoyens étaient plus commerçants et navigateurs que pêcheurs dans cette mer furieuse, traversée par les vents et les courants difficiles à maîtriser.
En cuisine le poisson se présente sous forme de burridda (une soupe de différents poissons mijotés avec des champignons, des câpres, des tomates),de zemin (un fond rissolé de légumes et tomate qui est la base de la soupe de morue ou de seiche mais qui peut également accompagner des pois chiches ou des haricots), brandacujun (une sorte de brandade), ciuppin (une soupe assez fluide et crémeuse à base de poissons de roche), muscoli ripieni (les moules – dites « muscles » en raison de la force qu’elles ont quand elles sont encore crues – farcies de mortadella, jambon cuit, œuf et parmesan), capponmagro (un plat froid très élaboré à base de produits de la mer et de légumes) à côté des omniprésents stoccafisso et baccalà, la morue séchée et la morue salée, arrivés il y a plus de quatre siècles des pays nordiques. Les anchois, pêchés avec les gozzi (petits bateaux en bois difficiles à couler) quand la mer le permettait, étaient nettoyés et préparés à bord des bateaux pour en faire des conserves au sel (en génois, les arbanelle).
Dans les entrepôts du quartier de Sottoripa, les Génois gardaient leur huile précieuse, largement utilisée dans la cuisine à la place du beurre et autres matières grasses comme le saindoux et le lard. La variété d’olives qui a trouvé un climat et un sol favorables depuis le IXe siècle, est la taggiasca, également appelée lavagnina sur la côte autour de la localité de Lavagna. Elle est à l’origine de l’appellation huile d’olive de la Riviera Ligure AOP. Ces fruits, petits, foncés, charnus et savoureux, en plus d’être transformés en huile, sont conservés en saumure pour être utilisées dans de nombreuses recettes.
VIGNES PERCHÉES
La nature sauvage de la terre ligure n’est pas très généreuse avec la vigne qui, sur des terrasses abruptes, s’accroche par rangées verticales perchées au-dessus de la mer et, en raison des difficultés de sa culture, produit encore aujourd’hui peu de vin. Ce sont pour la plupart des blancs frais, vifs, faciles à boire, mais non sans originalité. Les bouteilles de grande qualité ne manquent pas, à commencer par le vino delle Cinqueterre, notamment dans la version liquoreuse appelée Sciacchetrà : prisé et très apprécié, ce vin est cependant produit en quantité limitée et donc réservé à un nombre restreint de passionnés. Le Vermentino dei Colli di Luni, le Pigato de la Riviera di Ponente, l’aromatique Moscatello di Taggia et la petite appellation Rossese di Dolceacqua peuvent également atteindre des niveaux expressifs remarquables.
BISCUITS DE VOYAGE
Dans son livre de recette La science dans la cuisine et l’art de bien manger, le gastronome Pellegrino Artusi écrit à propos des gâteaux génois : « Réjouissez-vous, car avec ces biscuits, vous ne mourrez jamais ». En effet, beaucoup de recettes avaient pour vocation d’être rassasiantes, de longue conservation et adaptées aux longues traversées en mer. Cette tradition nous a laissé en héritage le pandolce ou pane del marinaio (pain du marin), un pain sucré garni de fruits confits, raisins secs et pignons ; les biscotti del Lagaccio, une sorte de biscotte légèrement sucrée et friable ; les anicini, des biscuits à tremper à base d’anis. Selon moi, le gâteau qui représente le plus l’essence de la cuisine de Ligurie, simple, sans fioritures, saine et savoureuse, est la stroscia. Une sorte de galette à base de farine, huile d’olive, vin, écorce de citron, peu sucrée, friable, à la surface rugueuse et à la consistance sablée, qui se découpe à la main en morceaux inégaux. Le nom, d’ailleurs dérive du fait que ce dessert ne peut pas être coupé net mais il doit être brisé – struscià – avec les mains.
À Gênes, les cavolini con la panna sont la pâtisserie dominicale par excellence qui ne peut jamais manquer au moment du dessert ou pour les jours de fête, une légère pâte à choux garnie de chantilly. En dialecte on les appelle bertoeli (littéralement naïfs). Plus sophistiqués, les chifferi aux amandes ; les canestrelli, en forme de marguerite, fondants et friables saupoudrés de sucre glace ; les baci di Alassio, deux demi-sphères au chocolat et à la noisette, farcies avec une crème au chocolat.
A.P.
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BASILICO GENOVESE DOP
Le basilic est l’herbe aromatique la plus emblématique de cette région. Le basilic genovese AOP se différencie aisément des autres variétés par des caractéristiques qui lui sont propres, de petites feuilles ovales d’une couleur vert tendre, légèrement recroquevillées sans ce parfum de menthe que l’on retrouve dans d’autres espèces. Il est cultivé, sous serre toute l’année et en plein champ en été, sur les coteaux, de façon très dense, en longs tapis, sans laisser aucun espace vide entre chaque pied. Ainsi, pour qu’il soit récolté, toujours à la main, il faut s’allonger sur des planches disposées au-dessus des plants afin de ne pas piétiner le sol. Le meilleur basilic est celui de Prà, un quartier à l’ouest de Gênes, dont on n’utilise que les plantes les plus jeunes qui mesurent 10 à 12 cm de hauteur. Les bouquets d’une dizaine de tiges avec les feuilles et les racines terreuses sont enveloppés dans du papier alimentaire et présentés de cette façon sur les étals des marchés.
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CHAMPIONNAT DU MONDE DE PESTO AU MORTIER
Depuis 2007, tous les deux ans, cent concurrents se défient dans le Palazzo Ducale à Gênes pour préparer le meilleur pesto au mortier du monde. Une excellente idée de l’Association Palatifini présidée par Roberto Panizza, le roi du pesto, restaurateur génois, figure majeure de la scène gastronomique italienne qui a fait voyager le pesto genovese au mortier dans le monde entier étant donné qu’une partie des participants au Championnat du Monde sont les gagnants de compétitions locale de différents pays.
Championne de France 2023, la Française Jeanne Beauvais – qui a été sélectionnée lors de la compétition parisienne que j’ai le plaisir d’organiser tous les deux ans avec une bande de joyeux copains –, s’est bien battue face aux autres 99 participants du Championnat du monde, le 23 mars dernier à Gênes. Si, comme on pouvait s’y attendre, un Génois l’a emporté, Mattia Bassi, ingénieur de 56 ans, notre Parisienne s’est classée 4e de la compétition, un parcours digne d’admiration.
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PAN DI GENOVA
En Italie, il est appelé pan di Spagna, mais en Espagne, il est connu sous le nom de bizcocho genovés (biscuit génois) et en France sous le nom de pâte génoise. Son origine remonte au milieu du XVIIIe siècle, époque à laquelle le marquis Domenico Pallavicini était ambassadeur de la République génoise à Madrid et avait emmené avec lui le cuisinier Giobatta Cabona.
Au cours d’une réception, il présenta l’une de ses créations, moelleuse et savoureuse, préparée avec les ingrédients du Piémont savoyard. Les invités ont été si enthousiastes qu’ils ont baptisé le dessert pâte génoise. Ils en feront plus tard une version simplifiée qui deviendra la fameuse génoise. Au milieu du XIXe siècle, dans les écoles de haute cuisine européennes, les épreuves pour les pâtissiers consistaient souvent à préparer la pâte de base de deux desserts, le Sacher et la Génoise.