La télévision joua un rôle prépondérant dans le miracle économique italien, devenant l’âtre moderne du Belpaese. À soixante-dix ans de la naissance de la Rai, RADICI revient sur l’histoire de celle qui, dit-on, « a fait les Italiens ». 

ROBERTO ROVEDA / FS 

Quand s’allumèrent les caméras sur les premières émissions télévisées en Italie, le 3 janvier 1954, il y avait évidemment peu d’Italiens devant l’écran. Une décennie ne s’était pas encore écoulée depuis la fin de la guerre, la reconstruction du pays n’était pas terminée et une bonne partie de la population avait du mal à boucler les fins de mois. Un poste de télévision coûtait environ 300 000 lires (plus ou moins 3 500 euros d’aujourd’hui), presque quatre fois le salaire moyen d’un travailleur. À cela, il fallait ajouter 17 000 lires pour l’abonnement annuel à la Rai. Au début du mois de janvier 1954, donc, ceux qui possédaient en Italie des postes de télévision étaient un peu plus de 20 000, et ils allaient devenir presque 90 000 à la fin de ce mois fatidique. Le signal de télévision n’atteignait alors que 30 % du territoire italien  (Piémont, Lombardie, Ligurie, Émilie-Romagne, Ombrie et Latium), et ce n’est qu’à la fin de la décennie qu’il recouvrit toute l’Italie. Les abonnements les plus nombreux étaient souscrits par les paroisses, les bars et les sections des partis politiques.

La télévision est donc née en sourdine, mais au sein d’une société italienne qui s’apprêtait à entrer dans les années du boom, du miracle économique. Les usines produisaient toujours plus, le bien-être économique commençait à se diffuser. Les Italiens et les Italiennes se mettaient à goûter au plaisir de faire des achats et de pouvoir dépenser de l’argent après les restrictions de l’après-guerre. Quelques chiffres nous aident à comprendre ce qui allait se produire en l’espace de quelques années : en 1958, 369 000 automobiles furent immatriculées en Italie, 500 000 réfrigérateurs vendus, ainsi que 10 000 lave-linge.

Cinq ans plus tard, en 1963, le nombre d’automobiles était de 1 105 000, celui des lave-linge de 1 263 000, et celui des réfrigérateurs de 2 187 000.

Cette croissance profita-t-elle également aux abonnements à la Rai ? De 360 000 en 1956, ces derniers atteignirent le million en 1958, pour bondir ensuite à 4 millions et demi en 1963. Un succès énorme, qui s’explique par le fait que le téléviseur était devenu l’un des symboles du bien-être économique atteint par les familles italiennes grâce au boom, et que dans le même temps la télévision s’était imposée comme nouvelle forme de loisir et de divertissement.

Mais la télévision que regardaient nos grands-pères et nos grands-mères avait une programmation bien différente de celle à laquelle nous sommes habitués ; elle imposait des rites et coutumes pour nous aujourd’hui surprenants.

Pour commencer, il n’existait qu’une seule chaîne, le Programma nazionale (l’actuelle Rai1). Ce n’est qu’à la fin de l’année 1961 que furent inaugurées les émissions du Secondo Programma, aujourd’hui Rai2. Les émissions étaient en noir et blanc et la télévision couleur n’allait arriver qu’en 1977, après des années d’expérimentation. Surtout, l’idée de transmettre des programmes 24 heures sur 24 n’existait pas. Les transmissions duraient environ quatre heures les jours de semaine,  et atteignaient six heures les jours de repos. Les caméras s’allumaient autour de 17 heures pendant une heure, pour ce que l’on appelait alors la Tv dei ragazzi, composée de quelques dessins animés, d’un téléfilm ou d’un programme éducatif. Puis elles s’éteignaient jusqu’à 20h30 environ, quand était retransmis le journal télévisé, un moment attendu de tous, suivi de la publicité des produits commerciaux avec le légendaire Carossello, puis du programme de première partie de soirée – un quiz, un programme de variété, un épisode d’un feuilleton, qui durait environ une heure, et parfois d’un second programme, culturel ou sportif – pour arriver finalement, à 23h environ, au générique de fin des transmissions. Apparaissait alors la célèbre mire – une image fixe – qui durait jusqu’au lendemain 17 heures.

En dépit de ces limites, la télévision sut rapidement modifier les habitudes des Italiens, en s’imposant comme un nouveau rituel collectif. Déjà en 1955, le quiz Lascia o raddoppia ?, présenté par Mike Bongiorno jusqu’en 1959, devint un véritable phénomène de masse. L’Italie s’arrêtait littéralement de respirer pour assister aux réponses à des questions très compliquées de concurrents qui rêvaient de remporter le prix final de 5 millions de lires. Une fortune avec laquelle on pouvait acheter à l’époque 10 Fiat 600 ou un petit appartement. Étant donné que de nombreux Italiens ne possédaient pas encore de téléviseur, les visionnages collectifs chez les voisins plus fortunés déjà dotés d’un poste étaient en vogue, mais ils avaient surtout lieu dans les bars, les sièges des partis politiques ou même dans les salles des paroisses.

L’impact sur la société italienne du quiz Lascia o raddoppia? fut telle que sa retransmission, originellement prévue dans la soirée du samedi, fut déplacée au jeudi sur demande des gestionnaires de restaurants, cinémas et théâtres, qui avaient vu leur clientèle s’effondrer ce jour généralement pour eux le plus rentable.

Certains cinémas, pour ne pas perdre complètement leurs spectateurs, se dotèrent d’une télévision : durant le quiz, les projections et les représentations s’interrompaient pour reprendre après le salut final de Mike Buongiorno. Aujourd’hui, une telle chose serait impensable.

Il est certain que la télévision représenta pour les Italiens une véritable révolution copernicienne, surtout au regard de leurs habitudes. La télévision devint partie intégrante de leur vie quotidienne et les génériques des programmes les plus appréciés commencèrent à rythmer les journées à la place des traditionnelles cloches des églises.

Quand les appareils télévisés furent presque dans toutes les maisons, les familles découvrirent le rite de la soirée passée devant l’écran, évolution moderne du temps passé devant la cheminée à raconter et écouter des histoires. « L’histoire ne sera pas telle que l’auront faite les gouvernements, mais telle que l’aura faite la télévision », disait avec justesse, déjà à l’époque, Ennio Flaiano.

Mais la télévision des origines avait aussi une forte composante pédagogique et visait en quelque sorte à éduquer les Italiens tout en faisant passer aux familles quelques heures dans la joie.

L’un des éléments qui caractérise la télévision de ces premières années est la censure implacable : elle mesurait la longueur des jupes des danseuses, empêchait toute critique à la famille et aux valeurs traditionnelles, et plus encore à l’Église. La satire politique était interdite, et nous étions pourtant bien loin des années du Duce. Le journal télévisé était aussi surveillé de près, la diffusion des nouvelles attentivement contrôlée par le gouvernement qui était, à tous les effets, « propriétaire » de la Rai. 

Pour favoriser la neutralité, les nouvelles n’étaient pas même lues par des journalistes, mais par des speakers professionnels, qui devaient conserver un ton absolument détaché.

En dehors de cela, une chose est sûre : les programmes musicaux s’imposèrent dès le début. Il est vrai qu’un Italien qui ne chante pas n’est pas pleinement italien. Et voilà que le Festival de Sanremo vit le jour, retransmis pour la première fois en 1955. Il Musichiere fut un autre programme qui défia Lascia o raddoppia? en termes de popularité : un progamme de quiz autour de la chanson. Adriano Celentano, Giorgio Gaber et une toute jeune Mina connurent le succès grâce au Musichiere.

Mais le symbole de la musique à la télévision fut, dès la fin des années 1950, l’émission Canzonissima, un tournoi entre chanteurs retransmis – de façon presque ininterrompue – entre 1958 et 1975. Le programme se terminait le 6 janvier et il était lié au tirage du loto italien.

Au fil des années, Canzonissima lança de véritables légendes de la télévision en noir et blanc (et pas seulement). Il suffit de rappeler Delia Scala, Raffaella Carrà, Loretta Goggi, Corrado, ou encore Pippo Baudo.

Comme on peut l’imaginer, la télévision s’empara également rapidement du sport, même si le football accapara évidemment l’attention. Sans surprise, l’émission de la télévision italienne aujourd’hui la plus ancienne est La Domenica Sportiva, qui commença à être retransmise de manière expérimentale le 11 octobre 1953, et le premier match de l’équipe nationale italienne, contre l’Égypte, fut retransmis le 24 janvier 1954. Toujours au cours de cette première année, il fut possible de voir sur les écrans certains matchs de la Coupe du monde de football qui se déroulait en Suisse voisine. Il aurait été impossible de voir les matchs en direct si elle avait eu lieu sur un autre continent, étant donné que la première liaison télévisée via satellite ne fut réalisée qu’en 1962. Une anecdote du football télévisé de ces années, dont peut-être tout le monde ne souvient pas, est le fait que pour éviter que les supporters ne désertent le stade, l’on ne retransmettait pas le match à la télévision dans la ville qui accueillait la rencontre.

L’autre sport qui captivait les Italiens était le cyclisme et le Giro d’Italia devint bientôt un rendez-vous régulier, de même qu’il était facile de voir sur les écrans les combats de boxe.

Enfin, les deux premiers grands événements retransmis en direct à la télévision italienne sont liés au sport : les Jeux olympiques d’hiver de Cortina de 1956 et les Jeux olympiques de Rome de 1960. Ces derniers représentèrent l’apothéose de la télévision des origines.

La Rai fit un effort énorme pour montrer au monde combien l’Italie pauvre et rurale de l’après-guerre avait laissé la place à une nation moderne, riche, enfin unie par la force d’attraction du tube cathodique.

Ceux qui dirent alors ironiquement que l’Unité de l’Italie n’avait pas été faite par Garibaldi mais par Mike Bongiorno savaient bien ce qu’ils disaient !

R.R.