Le gouvernement Meloni, les paiements en espèces et la fraude fiscale. Retour sur une série de mesures prétendument essentielles et urgentes promises par la Première ministre élue le 22 octobre dernier, et sur ce qu’elles révèlent de la société italienne (mais aussi du nouveau gouvernement en place).

Quand Giorgia Meloni est arrivée au Palazzo Chigi, s’affirmant comme la première femme Président du Conseil en Italie, certains ont commencé à se demander la raison de l’attention démesurée accordée par la Premier et par son gouvernement à la question du paiement en espèces ou par moyen électronique. Plus encore : on se demandait la raison pour laquelle une femme qui s’était fait, durant la campagne électorale, le porte-voix de batailles identitaires bien plus « fortes » (cf. le stop aux débarquements de migrants, les politiques en faveur de la natalité) était maintenant presque inexplicablement obsédée par le fait de décourager les paiements électroniques. En somme : pourquoi le moyen par lequel les Italiens effectuent leurs achats importe tant à l’exécutif ? En réalité, cette question a une réponse très simple et immédiate. Le Gouvernement connaît ses électeurs et sait combien le paiement en espèces est profondément ancré dans l’imaginaire de tous les citoyens italiens. Face à un paiement électronique, plus d’un est prêt à rechigner : on pense aux banques, aux commissions, la peur des escroqueries est permanente, mieux vaut éviter. Il est évident que ce scepticisme tout italien a souvent et volontiers fini par aller de pair avec l’évasion fiscale. Il ne s’agit pas nécessairement d’un lien de causalité, mais en Italie, ça l’est devenu avec le temps. Et la vie de tous les jours nous raconte bien cette anomalie : les queues immenses qui se forment aux stations de péages des autoroutes dans lesquelles on paie en espèces, tandis que celles qui permettent de payer par carte sont désertes (alors que plus ou moins tout le monde a sur soi une carte bancaire). De même que le Signor Rossi [équivalent de M. Dupond, ndr] qui, en buvant comme tous les jours son café de bon matin à son bar préféré, esquisse un sourire au barman qui ne lui édite pas de ticket, comme au nom d’un accord tacite qui les rend presque plus « amis ». Il serait même considéré comme malvenu et peu sympathique si un jour le Signor Rossi, pris d’un élan d’intransigeance, exigeait de l’homme derrière le comptoir un reçu. Il ne serait certainement plus regardé de la même manière. C’est d’ailleurs justement un leader de la majorité de gouvernement, à savoir Matteo Salvini, qui pontifiait que « si quelqu’un veut payer deux euros de café par carte, c’est juste un emmerdeur ». Mais cette anomalie nous est aussi racontée par le moment où, au terme d’un dîner entre amis au restaurant, chacun laisse ce qu’il doit sur la table avant de partir, sans même passer par la caisse. Ou encore par ce dentiste qui n’édite pas de facture pour son meilleur ami et peut-être même lui offre une remise de quelques dizaines d’euros sur le montant final des soins. Voilà, nous arrivons au cœur du problème : le gouvernement ne peut certainement pas s’exprimer en faveur de l’évasion fiscale, mais, connaissant et embrassant le sentiment majoritaire en Italie sur la question, il ne fait rien pour la combattre sérieusement et l’on peut même dire qu’il la soutient, la facilite et la dépénalise. Ce n’est pas un hasard si la Botte a été plusieurs fois qualifiée par des politiques et les représentants du monde la finance (et dernièrement par le président de l’Associazione Bancaria Italiana, Antonio Patuanelli) de « Nerolandia », un terme éloquent qui décrit bien ce vice italien omniprésent (et désormais intériorisé) qui tend aux paiements « au noir », ceux qui ne laissent pas de traces.

L’Italie, lanterne rouge de l’Europe en nombre de transactions numériques par personne

L’impression, en somme, est que l’Italie n’est pas un pays « normal ». Un pays « normal », dirigé par un gouvernement « normal », devrait tout faire pour lutter contre l’évasion fiscale. Et certainement pas un clin d’œil à ceux qui sont tentés d’aller nourrir ce phénomène dangereux qu’est « Nerolandia ». Mais les premières manœuvres du gouvernement sont justement allées dans cette direction : d’une part avec l’insertion dans la loi de finances d’une mesure selon laquelle, en-dessous du seuil de 60 euros, les commerçants allaient pouvoir refuser les paiements électroniques. De l’autre, avec l’élévation du plafond de paiement en espèces de 1 000 à 5 000 euros à partir de 2023. Cette dernière mesure est passée, grâce à l’approbation de l’Europe (pour la première fois) qui a établi un plafond de 10 000 euros pour les achats en espèces dans les pays membres. La première mesure, en revanche, après les refus clairs et nets de la Cour des Comptes et de Bankitalia, a été retoquée par la Commission européenne qui, telle une maîtresse d’école contrainte de rétablir l’ordre, a réprimandé l’élève bien trop désobéissant et récidivant. Parce que la « punition » qui est brandie, c’est-à-dire le non déblocage des fonds du PNRR, fait aujourd’hui véritablement peur à Rome. L’invitation de l’Europe à un changement d’attitude, que l’Italie ne semble cependant pas en voie de réaliser au vu de l’amnistie pénale sur délits fiscaux réapparue parmi les projets du gouvernement. Et comme si cela ne suffisait pas, la Péninsule continue d’être la lanterne rouge de l’Europe pour le nombre de transactions numériques par personne, comme l’a montré le rapport Cashless 2022 de The European House-Ambrosetti, qui place l’Italie à l’antépénultième place, en 2020, avec à peine 62 transactions contre les 90 de l’Allemagne, les 127 de l’Espagne, les 205 de la France et les 379 du si vertueux Danemark. Ce qui atteste une fois encore l’amour irrationnel du peuple italien pour le paiement en espèces, un peuple trop souvent payé au noir qui souhaite, ainsi payer au noir. Il suffirait d’intervenir sur ce mécanisme pour changer les choses, mais il manque encore la volonté, à moins que ce ne soit le courage, de le faire.