30 ans après la mort de l’acteur et metteur en scène Massimo Trosi, le réalisateur Mario Martone évoque ses souvenirs liés à cet acteur majeur de l’histoire du théâtre et du cinéma italiens.
MARIO MARTONE
Quand RADICI m’a demandé d’écrire un souvenir de Massimo Troisi me sont venus à l’esprit, en plus de Troisi, deux autres acteurs d’origine napolitaine, Antonio Neiwiller et Vittorio Mezzogiorno.
Ces derniers, si différents dans leur poétique et leur notoriété, avaient en commun avec lui une douceur scandaleuse qui faisait d’eux des « non-alignés ». C’est comme cela qu’il me plaît de me rappeler Massimo. Cette douceur était scandaleuse parce qu’elle n’était absolument pas conforme à notre époque (et je me demande comment le maudit destin qui les a emportés n’avait pas conscience de combien était précieuse leur distance avec un monde vulgaire qui reconnaît et exalte des valeurs tout autres).
Massimo Troisi était très apprécié, très populaire, il était simple et très expansif. Pourtant, ceux qui l’ont connu ne peuvent oublier sa timidité, masquée par l’indolence ou la paresse.
Troisi était en réalité bien éloigné de la volonté, typique de notre époque, d’apparaître à tout prix. Il creusait avec légèreté et profondeur dans ses recherches d’acteur et de réalisateur, ne pensant pas tant à construire des succès qu’à donner un sens à son travail. Le succès lui tombait dessus comme un cadeau qui ne lui déplaisait certainement pas, mais pour lequel il ne se serait pas battu plus que ça.
Mais j’aimerais surtout essayer de rappeler aujourd’hui, à trente ans de sa mort, son travail en tant que réalisateur. De l’acteur, il a déjà été dit beaucoup, et j’ai toujours trouvé juste que de ce point de vue, en parlant de lui, soit souvent évoqué Eduardo De Filippo. Son jeu avait un phrasé incomparable, cette qualité qui distingue les grands acteurs comme certains grands musiciens de jazz. Mais sur la qualité « cinématographique » de ses films, si souvent incomprise, l’on réfléchit peu et c’est injuste.
C’est lui qui a introduit, dans l’imaginaire italien, un regard transversal sur Naples, en représentant, dans Ricomincio da tre (1981), un Napolitain qui voyage non pas pour chercher du travail mais pour découvrir, racontant ainsi, pour la première fois dans une perspective populaire, non pas une ville à apprécier comme une friandise, à digérer puis abandonner, mais une condition napolitaine moderne, déchirée et mystérieuse, que les personnes sensibles portent en eux, à Naples et ailleurs.
Il est évident que Naples est un écran pour Troisi, comme je crois qu’elle l’est pour moi et pour d’autres réalisateurs, et pour tous les autres. Personne n’est intéressé par une représentation réaliste de Naples, chacun a exprimé un monde poétique autonome qui a trouvé à Naples un espace de représentation.
Les sujets de Massimo Troisi, en premier lieu l’amour (sa façon désenchantée de se laisser aller sur ses difficultés à aimer…), sont des thèmes universels, qui appartiennent aux cinéastes du monde entier et sont compris de tous. Massimo triomphait de ces difficultés. Il était rigoureux parce qu’il inventait une langue plutôt que de transiger, et il était grand parce qu’il communiquait avec tout son corps. Sa poétique était universelle ; sa technique était rare, sinon unique. Certains se plaignaient de sa « paresse », qui laissait selon eux dans ses films un sentiment d’inachevé.
Massimo était humble et, peut-être conditionné par ces critiques, il disait ne pas se sentir toujours à la hauteur de son rôle de réalisateur (sa modestie était encore un trait qui le distinguait de nombre de ses collègues). Personnellement, j’ai toujours associé ce sentiment d’inachèvement, d’insatisfaction, de non plénitude, à sa gentillesse de « non aligné ». C’était un signal de malaise qui laissait, dans des films par ailleurs aussi beaux que Scusate il ritardo (1983) ou Le vie del signore sono finite (1987), un arrière-goût amer. On remerciait toujours Troisi pour les moments de rire intelligents qu’il nous offrait, mais il y avait quelque chose dans ses films qui interdisait de mélanger ces rires à la joyeuse vulgarité courante. Et cette poétique complexe était d’autant plus forte qu’elle se manifestait avec naturel, sans intellectualisme, il était un véritable artiste populaire.
Comment est-il possible qu’aujourd’hui encore nous devions nous sentir esclaves des discours sur « l’achèvement formel » ? Le cinéma de Troisi s’exprimait par fragments, sursauts soudains, il alternait les pleins et les vides, il était parfois animé, parfois fatigué.
Le cinéma de Troisi était beau parce qu’il avait la forme de la vie.
M.M.