Altiero Spinelli et Ernesto Rossi, détenus sur l’île de Ventotene pour s’être opposés au régime fasciste, imaginèrent en 1941 un projet d’unité européenne sous le signe de la paix. Hier comme aujourd’hui, la guerre bouleverse l’Europe, et le Manifeste de Ventotene, publié ensuite par Eugenio Colorni en 1944, demeure un modèle essentiel dans le projet d’un continent européen fédéré et porteur de paix.

LORENZO TOSA

En fermant les yeux un instant, j’arrive à me figurer ces trois hommes, entre trente et quarante ans, dans la cour en forme de fer à cheval de la prison de Ventotene, un amas de roches et de matériaux volcaniques au large de la mer Tyrrhénienne. Altiero, Ernesto et Eugenio, prisonniers de ce panoptique où chaque cellule était surveillée 24 heures sur 24 depuis une tour centrale, sans que le détenu ne s’en aperçoive. Pourtant c’est bien là, en pleine guerre mondiale qui faisait alors rage sur le continent, que ces trois partisans alors plus tout jeunes s’apprêtaient, sans le savoir, à jeter les bases politiques et institutionnelles d’une Europe unie pour les quatre-vingts années à venir.

Altiero avait pour nom de famille Spinelli. C’était un militant antifasciste et communiste hérétique, l’un de ceux qui avaient ouvertement contesté la terreur jacobine stalinienne dès le milieu des années 1930, ce qui lui avait valu d’être étiqueté « petit-bourgeois » avant d’être expulsé du parti en 1937. Cette année-là, il était confiné à Ponza et avait déjà passé douze des quinze années précédentes en prison en raison de son hostilité au régime fasciste. Mais même Ponza n’avait pas suffi à affaiblir sa résistance, si bien que Mussolini avait signé en personne son transfert à Ventotene, dans la prison réservée aux cas « désespérés ». C’est là qu’il rencontra deux jeunes hommes barbus qui avaient été envoyés sur l’île par le Tribunal spécial, sans charges précises ni condamnation formelle. Ils s’appelaient Ernesto Rossi et Eugenio Colorni : professeur d’économie à Caserta pour le premier, philosophe d’origine juive pour le second, tous deux membres de Giustizia e Libertà [mouvement politique libéral-socialiste fondé à Paris en août 1929 par un groupe d’exilés antifascistes, ndr.].

Ils parlaient peu et lisaient beaucoup, le plus souvent des exemplaires clandestins qui parvenaient à contourner la censure fasciste. Parmi ces derniers un petit volume souple publié vingt ans plus tôt par Luigi Einaudi sous le pseudonyme de Junius, au titre peu captivant, Lettere politiche. D’ailleurs, pendant près de deux décennies, ce livre passa pratiquement inaperçu, parce qu’Einaudi y rassemblait le meilleur de la pensée critique et à contre-courant de l’époque : des Italiens Giovanni Agnelli et Attilio Calbiati aux Anglo-Saxons Lord Lothian et Clarence Streit, en passant par le Français Jacques Lambert, dont les écrits avaient tous été composés entre 1918 et 1919, véritable critique ouverte contre le projet imminent de la Société des Nations. Une « coquille vide », comme ils l’avaient définie, parce qu’elle se gardait bien de remettre en cause le péché originel qui avait déclenché la Première Guerre mondiale et allait bientôt amorcer la Seconde : le germe du nationalisme. Pendant vingt ans, ce texte fut complètement ignoré par l’intelligentsia littéraire et politique de l’époque, oublié par Einaudi lui-même, jusqu’au jour où, à des moments différents, il se retrouva entre les mains d’Altiero Spinelli et d’Ernesto Rossi. Nous ne savons pas si le premier influença le second, ou vice versa, ni ne connaissons les circonstances exactes dans lesquelles ils se rencontrèrent la première fois à Ventotene. Mais nous savons ce qu’ils avaient en tête et peut-être même entre les mains au moment de leur rencontre : les Lettere politiche de Junius. Ces mots corsaires et subversifs qui situaient les racines de la guerre et du totalitarisme dans les égoïsmes nationaux et dans l’incapacité de chacun à renoncer à un pan de souveraineté afin de concevoir une nouvelle identité supranationale, qui serait au-dessus de la volonté et de la puissance des États individuels.

La récente déclaration de guerre de Mussolini à la France et à l’Angleterre en juin 1940 ne fit qu’accélérer une théorie que Spinelli avait déjà commencé à élaborer dès la fin de l’année 1939. Colorni, le troisième trublion, non seulement connaissait bien le texte et les thèses dont il s’inspirait mais, à la différence des deux autres, il possédait de solides bases philosophiques : c’était un crocien [disciple de Benedetto Croce, ndr] à la foi éprouvée et l’un des plus grands spécialistes italiens de Leibniz. Les trois hommes se rencontrèrent et échangèrent longuement entre 1941 et 1942, et pendant leurs rares moments de liberté, ils étaient rejoints par Ursula Hirschmann, épouse de Colorni, qui, dégagée de l’obligation du confinement, avait la liberté de quitter l’île. C’est elle qui transmit aux trois autres les témoignages tragiques de première main sur l’horreur du conflit en cours, qui explosait dans le même temps sur le front Est. Pour Spinelli, Rossi et Colorni, la guerre était une idée fixe ; éviter de nouveaux conflits, l’étoile polaire autour de laquelle gravitaient les premiers pas incertains d’un texte destiné à changer l’histoire du XXe siècle. Pour une Europe libre et unie, ainsi que les trois Italiens l’avaient baptisé, mais tout le monde l’évoque sous un autre nom : le Manifeste de Ventotene. Les auteurs ignoraient, au moment même où ils écrivaient, débattaient, se disputaient même, qu’ils inscrivaient noir sur blanc l’un des essais les plus importants et les plus révolutionnaires du siècle dernier, dans lequel était théorisée pour la première fois une nouvelle idée de l’Europe fondée sur l’unité entre les peuples dans un sens fédéral et fédéraliste.

Spinelli, en particulier, était convaincu que même une éventuelle victoire sur les puissances nazies et fascistes aurait été vaine si elle n’était pas accompagnée d’un véritable changement dans l’architecture politique et institutionnelle qui limiterait le pouvoir et les compétences de chacun des États-nations en faveur d’une autorité centrale supranationale. Aujourd’hui, nous risquons de considérer cela comme une évidence, mais à l’époque, il s’agissait d’une intuition extraordinaire dans laquelle l’expérience de la Résistance se soldait de manière définitive par la naissante doctrine européaniste, ouvrant de fait la voie aux traités fondateurs de l’Europe unie : la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA, 1951), un accord commercial qui mettait en commun, entre six États dont l’Italie, les matériaux à la base de l’armement de guerre ; et surtout, six ans plus tard, le traité de Rome qui marquait la naissance officielle de la Communauté Économique Européenne, mère de la future Union.

Aujourd’hui, l’Union européenne réunit 27 États membres et, à première vue, elle a constamment élargi son périmètre de jeu, son influence politique et économique et son caractère central dans la vie des citoyens, si bien que depuis 1979, les citoyens européens sont appelés à choisir directement leurs représentants au sein du Parlement européen. Pourtant, les élections qui se profilent du 6 au 9 juin 2024 n’ont jamais été aussi chargées d’ombres et de tentations nationalistes. La doctrine de Ventotene a été officiellement remise en cause dans son essence communautaire et pacifiste. Ces élections imminentes seront aussi les premières élections européennes de l’histoire à se dérouler sur fond de guerre à l’intérieur des frontières géographiques du continent – qui pourraient aussi devenir politiques en cas d’un rattachement discuté de l’Ukraine à l’UE. Un front russo-ukrainien, qui a, plus que tout autre, mis à nu l’incapacité de l’Europe à jouer un rôle pacificateur dans le conflit et l’absence d’une voix unique, forte et qui fasse autorité. Preuve de la fragilité d’une organisation dont les limites s’étaient déjà manifestées dans le renvoi honteux des responsabilités concernant la gestion de l’accueil des migrants : l’échec formel de l’Europe unie, pacifique et solidaire imaginée par ces trois dissidents antifascistes italiens sur l’île de Ventotene.

La question la plus pressante aujourd’hui, à l’aube de cette nouvelle échéance électorale, n’est pas de savoir qui va gagner, si les forces progressistes libérales et socialistes seront capables d’endiguer la montée de la droite post-fasciste, mais si elles seront capables de créer les anticorps institutionnels pour que chacun des États et les éventuelles forces eurosceptiques ne puissent pas mettre le feu à la maison, en commençant par la révision du mécanisme du droit de veto. Par ailleurs, même Spinelli avait intuité que la paix et le bien-être économique ne s’obtiennent pas en gagnant une guerre, mais en créant les conditions permettant d’éviter la suivante. Tel est l’enjeu. Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin d’un nouveau Manifeste de Ventotene, mis à jour et adapté à notre époque, mais qui conserve l’esprit visionnaire de ces trois antifascistes italiens capables, au milieu de la tempête parfaite, emprisonnés et confinés, d’imaginer un lieu physique et spirituel dans lequel se sentir d’abord citoyens européens, et seulement ensuite italiens, français, allemands, hongrois, belges. Il y a 82 ans, Altiero Spinelli, Ernesto Rossi et Eugenio Colorni ont fait l’Europe, c’est à notre tour maintenant de faire les Européens.

L.T.

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Lorenzo Tosa, 35 anni, giornalista professionista, grafomane seriale, collabora con diverse testate nazionali scrivendo di politica, cultura, comunicazione, Europa. Crede nel progresso in piena epoca della paura. Ai diritti nell’epoca dei rovesci. “Generazione Antigone” è il suo blog.