Giancarlo De Cataldo est Romanzo Criminale. Magistrat pendant plus de 40 ans, depuis peu à la retraite, il est devenu écrivain à succès avec un roman qui a changé le genre policier en Italie. À même de concilier dans ses textes le travail de la magistrature et l’essence de la rue, tout en n’étant pas romain il est parvenu à saisir l’âme de la ville. Une âme contradictoire, resplendissante et en même temps repoussante, un cimetière à ciel ouvert et un musée magnifique, dans laquelle cohabitent depuis des siècles les lumières et les ombres de tout un pays. En octobre prochain, il sera l’invité d’honneur du Festival Toulouse Polars du Sud, avec son roman Alba nera.

Giancarlo De Cataldo, comment coexistent en vous le magistrat et l’écrivain ?

J’ai toujours gardé ces deux sphères très distinctes. De la justice, j’ai toujours tiré l’inspiration fondamentale qui naît du fait de voir les hommes à l’œuvre dans les situations de stress. Ce n’est pas un hasard si de grands écrivains comme Dostoïevski, Tolstoï, Balzac ou Gide fréquentaient les salles des tribunaux : ils trouvaient là l’un de ces endroits, à l’image de la prison, de l’hôpital, de l’école, dans lesquels la personne humaine est mise à l’épreuve. Un écrivain veut voir comment réagissent les êtres humains dans ces situations. La chronique judiciaire a toujours alimenté les histoires de crime, le genre policier lui-même naît autour des cas judiciaires les plus célèbres du milieu du XIXe siècle, en France et en Angleterre. En ce qui me concerne, l’occasion qui m’était offerte par mon travail était surtout unique. Elle m’a permis d’observer le fonctionnement du système judiciaire, plus que les histoires en elles-mêmes. Parce que celles-là se construisent par la suite et de manière littéraire, autrement elles constitueraient des reportages.

Les affaires judiciaires sur lesquelles vous avez travaillé vous ont-elles inspiré la trame, les personnages et les histoires qui ont pris vie par la suite dans vos romans ?

Les faits divers et l’Histoire ne sont que des traces. Tolstoï disait que les histoires seraient belles si elles étaient vraies. C’est notre devoir de combler les vides des faits divers grâce à notre invention littéraire.

D’où viennent alors les histoires ?

En ce qui me concerne, la plupart des histoires que j’ai écrites viennent de la grande Histoire. De ce qui arrive et de ce qui est arrivé par le passé. Mais les caractères, les figures, les lieux et les personnages, surtout les personnages, me viennent des visages rencontrés dans la rue. Dans Romanzo criminale, les personnages venaient de leur propre histoire, des actions de la banda della Magliana, mais ils ont été mélangés. Je peux prendre un criminel pour modèle, mais je ne saurai jamais ce qui se passe dans son esprit. Cela, il faut que je l’invente. Et l’inventer signifie capturer l’esprit du temps et le faire parler à travers la langue et les actions des personnages littéraires. Certains délits sont représentatifs d’une époque. Ils ne peuvent se produire qu’à un moment précis, dans un contexte précis. Et c’est cet aspect qui m’a toujours fasciné : le délit, par les questions qu’il nous pose, est l’indice révélateur d’une époque.

Ce que vous appelez « esprit du temps » est très présent dans Romanzo Criminale. On y trouve Aldo Moro et les Brigades rouges par exemple.

J’avais vingt ans à l’époque et j’ai vécu beaucoup de ces histoires. J’habitais déjà à Rome le jour où on a trouvé le cadavre d’Aldo Moro. J’étais à l’université pour un examen d’histoire économique, en même temps que Franco La Torre, le fils de Pio La Torre, un homme politique qui allait être tué par la mafia seulement deux ans plus tard. Franco l’a su avant tout le monde. Nous nous sommes vus après l’examen et il m’a seulement dit : « Ils l’ont trouvé. Ils ont trouvé Moro. » Cette histoire est aussi celle de ma vie, de mes vingt ans.

Déjà, dans Romanzo Criminale, puis dans Suburra, vous décrivez l’existence à Rome d’un monde souterrain qui vit et prolifère parallèlement à celui qui se trouve à la surface, le monde civil et légal. Ce monde existe-t-il véritablement ?

Rome est une ville de continuité. Ces deux réalités, la réalité souterraine et celle de la surface sont l’une à côté de l’autre et elles le sont depuis l’époque de l’empire romain. Suburra est un mot qui dérive du latin sub urbe et qui indique un lieux réel, cette partie de la ville qui se situe aujourd’hui sous la colline du Palatin, où les nobles descendaient pour trouver des prostituées et des tueurs à gages. Ainsi avons-nous un peu exporté dans le monde ce mélange de haut et de bas. D’ailleurs, l’aristocrate romain a toujours été de caractère grossier, populaire, il n’a jamais été raffiné comme l’aristocrate napolitain ou parisien. Quand a eu lieu, il y a quelques années, l’enquête judiciaire que l’on appelée « del Mondo e mezzo », il s’agissait exactement de cela, c’est-à-dire de cette zone grise dans laquelle se mélangent les affaires légales et illégales. Ce qui est un peu l’essence du monde criminel d’aujourd’hui. 

La mafia est-elle présente à Rome ?

Certains jugements disent que oui, d’autres non. Pour moi, là où il y a une méthode qui se base sur l’intimidation, sur l’omerta et sur la violence, c’est de la mafia. Il n’est pas nécessaire que ses acteurs parlent sicilien ou calabrais. La mafia est désormais un modèle criminel mondial, la grande question d’aujourd’hui est : quand il y a corruption et intimidation, mais qu’il n’y a pas de violence, est-ce que c’est de la mafia ?

Quel visage a la « suburra » d’aujourd’hui ?

Aujourd’hui, toute l’Italie et toute l’Europe s’apprêtent à être inondées par l’argent du PNRR [Plan National de Relance et de Résilience, le plan de relance économique post-Covid], qui est une grande occasion pour faire des affaires criminelles. L’ordre devrait être celui de veiller afin que cet argent ne termine pas entre de mauvaises mains. Mais pour y veiller, il faut de nombreux contrôles. En même temps, il faut faire en sorte que les contrôles ne soient pas obsessionnels au point d’empêcher l’utilisation de cet argent. C’est compliqué, parce que les économies criminelles ont une forte carte à jouer sur les espèces, sur le liquide, et sur cette sorte de possibilité d’émancipation sociale qu’ils continuent à offrir dans des situations fermées et blindées. 

Quand j’ai écrit Romanzo Criminale, j’ai été critiqué car les personnages principaux sont méchants, cruels. On m’a accusé de rendre les délinquants sympathiques. Mais si on regarde aujourd’hui des séries télévisées comme The Crown ou House of Cards, on se rend compte du fait que le monde des riches et des puissants est décrit comme une bande de paranos infantiles, prêts aux pires actions criminelles pourvu de conserver le pouvoir, le privilège et la richesse. Ces caractéristiques les rendent très semblables aux groupes de criminels que je raconte. Dans l’Italie d’aujourd’hui, je vois une véritable omniprésence des pouvoirs criminels, et quelques hésitations dans nos tentatives de la combattre. Nous sommes très forts pour lutter contre le petit trafic, mais nous n’avons jamais réussi à attaquer les sources d’approvisionnement de la grande criminalité, la corruption publique et bien entendu le grand trafic de drogue.

Que pensez-vous de la direction politique qu’est en train de prendre l’Italie ?

La direction qu’est en train d’emprunter le monde, et pas seulement l’Italie, m’effraie. La haine pour les migrants qui s’est répandue dans tout l’Occident m’effraie, de même que la fracture verticale entre les villes progressistes et les campagnes conservatrices. Le fait qu’un quart des Américains soient convaincus qu’un coup d’État a été organisé pour mettre au pouvoir un président démocrate et duper le grand défenseur de la chrétienté, Donald Trump, m’effraie.

L’Europe, et l’Italie en particulier, est un maillon de cette pensée qui navigue sur les fake news, sur les réseaux sociaux. Il est terrible de constater combien l’ignorance est à la base de tout cela.

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Née en 1991 à Lanciano, Francesca Vinciguerra a récemment obtenu son diplôme en littératures française et européenne dans les universités de Turin et de Chambéry, avec un mémoire en littérature post-coloniale française. Depuis septembre 2016, elle vit à Toulouse, ville où elle a entrepris une collaboration avec la revue RADICI et a terminé un service civique avec l’association de musique baroque Ensemble baroque de Toulouse.