« La vie est un rendez-vous, […] sauf que nous ne connaissons jamais le quand, le qui, le comment, le où. Alors on se dit : si j’avais répondu ceci au lieu de cela, si je m’étais levé tard au lieu de tôt, ou tôt au lieu de tard, je serais aujourd’hui imperceptiblement différent, et peut-être le monde entier serait-il imperceptiblement différent… » La vie est un rendez-vous, un voyage […] dans le grand voyage, on fait des voyages, ce sont nos petits parcours insignifiants sur la croûte de cette planète qui, à son tour, voyage, mais vers où ? »

La citation, tirée de Rebus, l’une des nouvelles de Petites équivoques sans importance (Gallimard – 2006) caractérise bien l’esprit et l’engagement de Tabucchi. Lors de cette brève incursion dans son monde, j’ai souhaité, en toute simplicité, me faire plaisir en explorant, puis en vous proposant, la lecture des passages les plus marquants de sa pensée ou, tout au moins, ceux qui m’ont le plus bouleversée. Que le lecteur ne me tienne pas rigueur si l’exhaustivité n’est pas au rendez-vous dans la restitution d’une pensée dont on n’a pas encore mesuré toute l’ampleur. Le départ inopiné d’Antonio Tabucchi pour un autre voyage nous laisse sans voix, car avec lui s’en est allé non seulement un témoin oculaire de notre époque, mais également une sentinelle et un prophète attentif aux transformations de la société italienne et pas seulement.

Ainsi, j’ai voulu puiser dans l’océan de ses livres et de ses interviews accordées ces dernières années. Il en ressort un puzzle dont les pièces ont pour dénominateur commun le refus de se rendre à l’évidence et la conviction que le désir de vie est le dernier à s’éteindre.

C’est pour cela que l’un des thèmes fondamentaux des livres de Tabucchi est, précisément, le voyage, ce dernier étant envisagé « comme recherche ou poursuite d’un autre soi-même, existant ou fictif, réel ou imaginaire », mais un autre soi-même, que nous avons conscience, d’une certaine façon, d’avoir perdu. Tabucchi prétend (c’est le cas de le dire) que la littérature nous fait voyager à travers le monde mais surtout à l’intérieur de nous-mêmes et des autres, nous obligeant ainsi à sortir et à observer le monde à travers d’autres points de vue, que ce soit celui d’un enfant ou d’un vieillard, ou encore celui d’une jeune femme.

C’est le propre de la littérature, être une forme de connaissance qui s’effectue à travers le regard des autres, même si cela nécessite de faire l’effort d’aller au-delà de ses intérêts personnels. En effet, nous sommes tellement habitués à envisager les choses à partir de notre propre point de vue que nous ne nous rendons pas compte des horizons ouverts par les réflexions d’autrui ! « Par nature nous créons des frontières humaines, nous construisons des murs », disait Tabucchi. Des murs intérieurs, qui nous voient campés sur nos positions, sourds à la demande de dialogue, « mais à l’intérieur de nous », poursuit-il, « il existe des langages universels comme l’art, la musique, la poésie, la littérature, qui nous aident à dépasser ces frontières et à les transformer non plus en points de divergence mais bien plutôt en points de départ ». Un départ, ajouterais-je, vers l’exploration du monde, qui nous invite à ne pas oublier qu’il faut avoir pleinement conscience de la réalité que nous vivons. Une invitation à la synchronie comprise comme capacité à savoir vivre notre époque et à « parvenir à saisir la musique pendant que passe la chanson, et non pas une fois que la chanson est terminée. »

À ce propos, lors d’une interview accordée à Television Net en 2010, Tabucchi met en garde contre la distraction et l’incapacité que nous avons parfois à percevoir la magie qui s’échappe d’une rencontre ou d’un rendez-vous. Voici ce qu’affirme l’écrivain au sujet de son roman Il se fait tard, de plus en plus tard (Christian Bourgeois – 2002) : « Nous gâchons de grands pans de notre vie parce que, à un certain moment, le rendez-vous, ou l’occasion, si vous préférez, se présente et, pour diverses raisons, nous sommes incapables de nous en saisir. […] J’ai donné vie à un roman épistolaire atypique. Ce sont des hommes qui écrivent des lettres à des femmes qui ne leur répondront jamais. Des hommes qui ont relu une partition, une histoire d’amour finie depuis longtemps et qu’ils sont alors, enfin, capables de déchiffrer. Ils vivent dans la rancœur envers eux-mêmes car ils n’ont pas compris, ils n’ont pas été en mesure de comprendre à temps ce, qu’en fait, ils étaient en train de perdre. Ils n’ont pas saisi l’occasion quand elle se présentait à eux et maintenant, justement, il s’est fait tard. La chanson est terminée et la partition est le témoin d’un échec personnel. »

Essayer de comprendre, d’avoir pleinement conscience de nous-mêmes, de nos sentiments, du fait qu’ils semblent banals et naissent dans notre vie quotidienne, c’est là le message que nous livre Tabucchi. Ainsi, la littérature devient un engagement transmis à chacun d’entre nous, une capacité à ouvrir les yeux, non seulement face à nos propres sentiments mais aussi face au développement de la capacité à mettre en relation des faits apparemment éloignés les uns des autres. Une sonnette d’alarme, celle de Tabucchi, qui rappelle celle de Pasolini dans sa lettre « Io so » (Je sais) et où l’intellectuel-cinéaste tente de regrouper ces « morceaux désorganisés et fragmentaires, pour reconstruire un cadre cohérent de la réalité qui rétablisse la logique là où semblent régner l’arbitraire, la folie, le mystère. »

Combien de fois, en effet, finissons-nous par dire « Mais comment est-ce possible ? », « Qu’est-ce que ceci a à voir avec cela ? » Et pourtant, cela a à voir, oh que oui ! L’Histoire le prouve. Comment est-il possible, du reste, qu’un pays comme l’Allemagne, qui a enfanté des esprits comme Kant et Thomas Mann, ait pu encenser un barbouilleur à moustache ?

Cela a pu arriver car, comme le prétendait Tabucchi, « il y a toujours un barbouilleur caché en chacun d’entre nous. Le pire de nous-mêmes peut ressortir indépendamment du caractère noble ou dramatique de l’histoire que nous avons vécue : le diable est dans les détails », dans ce qui, de prime abord, semble insignifiant.

À la lumière de tout cela, c’est presque une nécessité urgente que l’auteur semble recueillir dans ses récits, dans lesquels nous pouvons nous contempler, nous regarder, nous souvenir. À l’intérieur du récit, en effet, le temps, les heures que nous avons vécus prennent forme et le récit se fait alors devoir de mémoire. Car, souvent, ceux qui ont fait l’histoire ne sont pas les mêmes que ceux qui l’ont racontée, d’autres l’ont racontée pour eux et les personnages d’un livre se transforment, alors, en une voix et un visage collectifs, porteurs de vie.

La vie s’écoule, elle est. Dans Tristano muore (Tristan meurt – Gallimard – 2004), Tabucchi prétend que la vie, justement, « se vit, elle ne peut pas être racontée, mais le fait de la raconter est une tentative pour l’interpréter, pour lui donner un sens. Si nous ne nous racontons pas les choses, nous ne les comprenons pas. » C’est de cette façon que la vie s’incarne dans l’Histoire, dans ce corps fragile qui porte avec lui la respiration, qui se fait mot.

La voix, tant qu’elle peut respirer, parle, raconte, dénonce, revendique sa supériorité sur l’écriture même.

Mais s’il est vrai que l’écriture reste et que, sans elle, notre civilisation n’existerait pas, il est également vrai qu’au commencement il y a la voix, le verbe. En témoigne l’un des mythes les plus anciens, les plus ancestraux, le mythe d’Orphée et d’Eurydice. Orphée triomphe des monstres de l’Hadès et récupère Eurydice grâce à la puissance de sa voix et de son chant : la voix a le pouvoir de réveiller les morts.

Vient alors le combat pour la liberté d’expression, pour l’engagement et pour la responsabilité tout d’abord de l’écrivain et de l’intellectuel. Gianluca Cinelli l’a bien expliqué à l’occasion d’une présentation du livre L’oca al Passo (Au pas de l’oie, Chroniques de nos temps obscurs – Seuil – 2006), où il mettait en lumière le rôle de sentinelle de l’écrivain « contre une mentalité de la dégradation où chaque chose devient matière à la plaisanterie et au désengagement. »

La voix de Tabucchi a crié le respect de la « dignité de tout ce qui existe », en veillant aux raisons du cœur et en les appuyant, mais en gardant les yeux toujours ouverts, comme il l’a écrit dans Sostiene Pereira (Pereira prétend – Christian Bourgois – 1994).

Très discrètement, en racontant de lointaines histoires, des rêves, des voyages mystérieux, Tabucchi s’en est allé, nous parlant de nous-mêmes et des multiples vérités et aspects de la réalité. Mais, à travers son exploration de la condition humaine, Tabucchi a, en même temps, exploré notre société, ses démons, ses contradictions. Il l’a fait avec un regard lucide et sans jamais tomber dans la facilité et, ce faisant, nous a transmis son envie de chercher encore, en même temps que ce désir de comprendre le pourquoi du comment dans ce rébus géant qu’est la vie. Sans jamais oublier que « le désir perdure et est la dernière chose à s’éteindre… »

Grazia Mandala