Une œuvre consacrée à la Première Guerre mondiale et « aux millions de jeunes et de civils qui sont morts lors de cette guerre ». Pour le réalisateur Ermanno Olmi, « fanfares, drapeaux, discours ne tiennent pas; il faut d’abord éclaircir la situation, sinon l’hypocrisie devient synonyme de lâcheté. Cette commémoration doit être pour nous l’occasion de demander pardon à ces jeunes qui sont morts sans savoir pourquoi. » Le ton est donné.

Le film a été tourné en Vénétie, à Asiago, où vit Ermanno Olmi. Un genre de film que le réalisateur justifie sans demi-mesures : « Je voudrais que plus encore que beau, il soit utile ». Le film sort en salle à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale mais, précise Ermanno Olmi, « dans toute célébration, le danger, c’est d’agiter des drapeaux. C’est certes nécessaire, mais il faut veiller à ce que ce ne soit pas le seul moyen de se souvenir. Les versions officielles ne sont jamais crédibles. Les mensonges, les attitudes prudentes, ne doivent pas être passés sous silence. Nous devons savoir, connaître, parce que si l’histoire n’est pas honnête, comment peut-elle enseigner ? »

Le tournage a duré huit semaines et il s’est déroulé sur le célèbre haut plateau des Sette Comuni, également connu comme haut plateau d’Asiago, du nom de son principal centre habité. Au travail de quatre heures de l’après-midi jusqu’à quatre heures du matin, avec des températures atteignant parfois 10 degrés en dessous de zéro, et par cinq mètres de neige. Olmi aurait voulu tourner le film en temps réel, une durée d’une heure et demi, mais les caprices de la météo le lui ont interdit. Cependant, même sans avoir pu satisfaire ce désir du réalisateur, le film demeure le récit d’une seule nuit, la terrible nuit de Caporetto du 24 octobre 1917. « Le prélude à la défaite : sur ordre de l’état-major, il faut trouver une position pour espionner la tranchée ennemie, et les soldats de l’avant-poste doivent s’exécuter. Ils étaient originaires des grands domaines agricoles du Sud, ils étaient pauvres ; comme les Austro-hongrois de la tranchée en face. Ils ne se demandaient même pas ce qu’était la guerre ». Et ces pauvres soldats vont au-devant du massacre. Il en meurt cinquante mille, originaires de vingt-trois nations différentes. Les corps sont d’abord rassemblés dans quarante-et-un cimetières provisoires, puis dans un ossuaire.

Un événement terrible, un cauchemar pour l’Histoire. Et c’est Olmi lui-même qui le rend manifeste par une réplique qui en dit long : « Après une défaite, chacun rentre chez soi et au bout de quelque temps, l’herbe pousse de nouveau dans les prés ».

Oui, l’herbe poussera de nouveau, [le titre original du film est Tornerano i prati, les prés reviendront, ndr], et ces prés auront pour nom l’espérance, elle seule est en mesure d’effacer les sillons creusés dans la nature, les blessures infligées à l’homme par les tranchées de la guerre. « La Première Guerre mondiale fut la dernière marquées par des signes d’humanité. À partir de la Seconde, l’affrontement entre les nations a entraîné idéologies et racisme : inhumain », rappelle Olmi.

Pourquoi la guerre ? Le regard du maître s’assombrit, mais il ne faiblit pas. La réponse ne se fait pas attendre : « Pourquoi – dit-il, citant la lettre d’Einstein à Freud – la plus grande imbécillité criminelle que puisse commettre l’humanité ? » Ou encore : « La guerre n’est pas l’épidémie d’un virus inconnu, il est parfaitement connu. Elle éclate en famille, depuis toujours. Quand on se donne des coups, il n’y a plus de retour en arrière possible. Et aujourd’hui, il suffit d’éternuer pour qu’on nous envoie nous faire foutre… » Ainsi nous retrouvons-nous « au bord d’une tragédie qui risque de ressembler beaucoup à celle de la Première Guerre mondiale, mais avec des conséquences bien plus désastreuses ».

Les évocations d’Ermanno Olmi n’épargnent en rien la « Maison des Savoie, depuis toujours négligeante face à l’Histoire, et qui jugeait plus opportun de se lier avec des nations en quête de marchés au sein de l’Europe, un peu comme le fait aujourd’hui Angela Merkel ». Le réalisateur invite les historiens à la vérité : « Faites ce travail, et vous verrez combien il y a de faits honteux pour lesquels nous nous devons de rougir et de baisser la tête. » Mais lui ne s’est pas tourné vers l’historiographie officielle, il a préféré la lecture de livres écrits par des témoins directs, comme son ami Mario Rigoni Stern, Carlo Emilio Gadda ou Emilio Lussu. Et au-delà de ces auteurs, qui « ont vécu et digéré ces événements de façon littéraire », il s’est appuyé sur « d’autres pages d’anonymes. Leur nom était inscrit en bas, mais c’était celui d’inconnus. Et c’est là que j’ai trouvé la vérité. Parce que l’histoire officielle est écrite par les intellectuels, et la véritable histoire, par ceux qui n’ont pas la parole. »

Il ne veut pas être pessimiste, Maestro Olmi, mais il décèle dans notre société « l’apathie de ceux qui vivent au bord de la tragédie et ne savent pas comment réagir : la démocratie est trahie et, après les institutions, les plus mesquins sont les agnostiques, ceux qui méprisent ce droit qui est également un devoir, le vote. » Par conséquent, il est utile de désobéir. Exactement comme les deux soldats de son film qui « font prévaloir leur propre conscience sur les exigences militaires des commandements supérieurs. La désobéissance est un acte moral qui devient héroïque quand il a pour prix la mort. Sur les monuments qui célèbrent les chefs, il faudrait écrire, en dessous de leurs noms, “criminels de guerre”. »

Préparons-nous, donc, à ce cri de paix de Torneranno i prati, qui s’élève du haut plateau enneigé d’Asiago où, peut-être, il n’y a pas d’ennemi. « Nous sommes notre propre ennemi », prévient Olmi. Il invite à la sagesse : « Nous devons sortir de l’indifférence, de la torpeur qui nous avilit, et comprendre que la guerre doit se faire à l’intérieur de nous-mêmes, contre nos omissions quotidiennes. » Et il insiste, cette fois, en citant Camus : « Si on veut qu’une idée change le monde, il faut d’abord se changer soi-même ».

Mais si nous revenons à l’aube de ce jour d’automne à Caporetto en 1917, quand l’avant-poste italien reçut l’ordre absurde qui se révèlera être une injonction au massacre, nous ne voyons qu’une Italie à la merci d’un pouvoir imbécile. Le film, tout en n’évitant pas l’inconcevable massacre, va bien au-delà, fait beaucoup plus. Il dit la vérité humaine de la guerre. Il met l’indicible dans la bouche des soldats laissés seuls dans le froid et aux prises avec la fièvre, il dit ce que l’amour de la patrie aurait dû éviter : « Dans nos rêves, il n’y avait pas la mort », dit l’un d’entre eux. « Quand elles sentent l’odeur du sang, les bêtes se font dessus avant d’aller à l’abattoir… sommes-nous des bêtes, nous aussi ? », se demande un autre. Les bombes pleuvent. Un mélèze, albero bellissimo, semble d’or et le devient, dans les flammes, alors que les coups de mortier font taire pour toujours l’homme au mulet qui chante aux Autrichiens l’air de Tu ca nun chiagne (Toi qui ne pleure pas), dans un appel poignant à la montagne et à une lune blanche prise à témoin d’une mort imminente. C’est alors que les soldats prennent la décision de changer l’état de fait, transgressant les ordres et s’ouvrant à l’expressionnisme pacifique si cher à Ermanno Olmi. Dans les images tournées sur le plateau – en soi une autre poésie que nous vous invitons à découvrir –, on voit le réalisateur expliquer aux acteurs le film qu’il avait en tête et dans le cœur. « Plus que les échelons militaires, ce sont les relations humaines qui comptent », et la nécessité « d’un récit non réaliste mais évocateur, même si ces faits se sont réellement produits. » Ceux d’hommes seuls, contraints de se battre contre d’autres solitudes auxquelles ils n’avaient aucun reproche à faire. « Les ennemis – insiste Olmi sur le plateau –, ne sont pas dans la tranchée en face. Ce sont ceux qui vous ont envoyés dans les tranchées pour tuer ceux qui sont comme vous. »

Mais attention, si Ermanno Olmi invoque la paix, ce n’est pas en minimisant les responsabilités mais en braquant la caméra sur les coupables : « Le préalable aux conflits est toujours le même : le pouvoir pour une poignée de personnes, la richesse pour une poignée de personnes. » Un film, donc, qui se veut une « piste pour sortir du piège honteux de la trahison des plus faibles. »

Plus encore, le meilleur moyen, le seul, peut-être, pour célébrer avec dignité le centième anniversaire de la Première Guerre mondiale. Cette Grande Guerre combattue avec le sang de tant d’hommes modestes auxquels on avait chanté « le grand mensonge, la grande escroquerie de l’amour de la patrie. »

Après La Grande Illusion de Renoir, La grande guerra de Monicelli et quelques rares autres films, ce conflit a fait naître aujourd’hui, avec Torneranno i prati, un autre message de valeur : pour dire « non à la guerre ! ». Après le Métiers des armes, présenté à Cannes en 2001, voici que l’herbe est de retour, et avec elle le métier de la paix. Ermanno Olmi y croit encore. Et nous ?

Federico Pontiggia