Entre nos deux pays, il y a une double ligne de démarcation : celle que l’on voit ou imagine en passant dans nos confortables berlines et celle, invisible, faite de pièges et de contraintes naturelles ou administratives, qui suit le chemin de l’exil.

Le rapport d’Amnesty International est accablant. Un chiffre peut nous donner une idée : 70% de l’ensemble des mesures de refus d’entrée prononcées sur l’ensemble du territoire français le sont à la frontière italienne, dans les Alpes-Maritimes. Mais si l’on continue à égrainer froidement les statistiques de la mission d’observation d’A.I, les données suivantes s’avèrent encore plus implacables. En 2016, la Préfecture de ce département aurait interpellé près de 35 000 personnes, un chiffre en hausse de 40% par rapport à l’année précédente. Dans 9 cas sur 10, les interpelés ont été réadmis en Italie.

« Coincés entre deux frontières » comme le dit Amnesty, ces réfugiés ou migrants retentent leur chance « à leurs risques et périls » sur des points de passage qui se sont multipliés. Cela ne vous rappelle rien ? « Le pas de la mort » bien entendu. Celui dont je vous ai déjà parlé dans ces colonnes. Entre Vintimille et Menton, comme cette frontière/obstacle, lui aussi renait, exposant à tous les dangers ceux qui l’empruntent en longeant l’autoroute A8 ou sur les chemins de montagne escarpés. Pour vous rendre compte en images des drames qui peuvent se nouer sur cet itinéraire en pointillé, également appelé « sentier de l’espoir », parcourrez le photo reportage que Laurent Carré a réalisé pour Libération en octobre dernier1.

Barbelés dressés et main tendue

Mais quel est le plus gros risque pour ces « clandestins » comme les appellent les forces de l’ordre : chuter d’une falaise, s’ouvrir la peau contre les barbelés ou se faire attraper par les patrouilles de police ? La loi autorise ces dernières à interpeller les migrants jusqu’à 20 kilomètres de la frontière en vertu (est-ce le mot approprié ?) des accords de Schengen. Ce fut le cas de Bilal, un jeune Erythréen qui s’est confié à Amnesty International. « Si tu es majeur ou qu’ils te considèrent comme majeur, ils t’emmènent au poste de police de Menton et ils te remettent ensuite aux policiers italiens qui se trouvent à la frontière juste en face. De là, il faut ensuite marcher pour retourner à Vintimille qui est à 10 kms. Lorsque tu dis que tu es mineur, ils s’en fichent. Les policiers ne te donnent aucune information. Ils sont totalement silencieux ».

Des jeunes et moins jeunes déboussolés, hommes ou femmes, au bord de la route, Cédric Herrou en a vus dans sa vallée de la Roya. C’est en juin 2015 quand la frontière a fermé qu’il a décidé d’agir. Dans l’article du « Monde » qu’Henri Seckel lui consacre, il nous raconte l’histoire d’un de ces réfugiés recueillis : Mohamed. Quatre heures après avoir quitté Vintimille, il est perdu, il marche « sur une route sans trottoir coincée entre paroi rocheuse et ravin ». Herrou s’arrête et le récupère. Cet agriculteur de 37 ans qui gagne « chichement » 600 euros par mois a hébergé depuis le printemps 2016, plusieurs centaines d’hommes, de femmes et d’enfants dans sa ferme. Pour cela, il a été poursuivi par la justice française et a finalement été condamné le 10 février dernier à 3000 euros d’amende avec sursis.

Redonner sens à l’hospitalité

Celui qu’Eric Ciotti, Président Les Républicains du département des Alpes Maritimes, a odieusement qualifié de « passeur », oppose simplement à la conception régalienne de l’Etat sur ses frontières, le devoir d’hospitalité2. L’hospitalité un mot qui revient de plus en plus à la mode alors qu’il semble justement perdre un peu plus de son sens chaque jour. « Toutes les civilisations s’accordaient pourtant sur un point : faire de l’étranger un hôte » nous rappellent dans leur ouvrage Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère3. Les deux philosophes se sont justement rendus comme ils l’expliquent en introduction « dans des lieux hors espace : (…) le no man’s land des villes frontières comme Vintimille ne sont indiqués sur aucune carte ».

Et pour en revenir à manière dont nous traitons ces êtres humains, migrants ou réfugiés, peu importe le nom qu’on leur donne, Le Blanc et Brugère évoquent un autre philosophe, italien, Georgio Agamben. Il a « forgé le terme de « vie nue » pour désigner le fait d’une existence dépouillée de toute qualité humaine. Il affirme que la souveraineté s’adresse non à la vie qualifiée du citoyen, mais à la vie nue de celui qui n’a plus que son corps pour exister. La vérité de la politique se retrouve selon lui dans la capture des corps quelconques. Elle procède non de l’octroi de droits à des citoyens constitués comme sujets de la nation mais de l’enfermement des vies mises au ban. L’exode des demandeurs de refuge donne raison à Agamben ».

Appel à une « République bienveillante »

Alors comment regarder à nouveau notre frontière franco-italienne ou italo-française, qui n’existe pas pour nous mais reste un mur pour ceux qui n’ont plus rien ? Comment parvenir, sans s’emporter, à songer que pendant que nous la traversons en quelques secondes, d’autres n’y parviendront peut-être jamais ? A la fin de leur ouvrage, Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère appellent à « une République bienveillante » et à « changer de pensée politique ». Intéressant d’y réfléchir, surtout au vu des échéances électorales à venir, non ?

1 « Vintimille-Menton, le sentier du désespoir », par Laurent Carré, Libération, 11 octobre 2016.

2 Voir « Criminelle Solidarité » d’Antoine Flandrin dans « Le Monde des Idées » du 10 février 2017 pour connaître précisément les décrets sur l’accueil des étrangers en France depuis 1793.

3 « La fin de l’hospitalité », Guillaume Le Blanc, Fabienne Brugère, Flammarion.

4 Pour en savoir plus sur Georgio Agamben, lire la revue « Critique » 836-837, Editions de Minuit.

Plus de publications

Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.