L’auteur, désormais mondialement connu mais pas moins menacé par la mafia, a entamé une tournée des médias français pour présenter son nouveau livre. Mais derrière les lumières de la renommée pointe sa désespérance et une opinion qui semble recevoir moins bien que par le passé l’essence même de son combat, à la vie à la mort.

L’ambiance feutrée du plateau de « La Grande Librairie » se prête à la confidence. François Busnel demande très solennellement à Roberto Saviano comment il va. « Je résiste » réponds tout d’abord en riant le journaliste. « A chaque fois que vous m’invitez c’est toujours un miracle pour moi parce que les choses ne marchent plus très bien pour les intellectuels en Europe. Je vous rappelle qu’en Europe cette année deux journalistes sont morts. (…) Donc il ne s’agit plus d’un endroit si sûr. Je suis toujours reconnaissant à qui défend mes mots. » ¹.

Ecrire pour se venger

Puis le présentateur de l’émission lui demande comment il vit au quotidien. « Ecrire pour moi est une vengeance continue. Je suis empli de vengeance. Je n’aime pas ça mais c’est ainsi. A chaque fois que j’écris je me venge de ce qui m’a été fait. (…) Je ne sais pas si c’est un engagement civique. Je sais que c’est la seule chose que je peux faire en ce moment pour survivre, pour continuer à dire à qui voulait m’arrêter « je suis toujours là et toujours vivant ! ».

Roberto Saviano souffre. Oui, il a antenne ouverte, oui, il gagne bien sa vie (curieuse expression d’ailleurs pour quelqu’un dont l’existence est mise à prix), mais il souffre. Cette douleur qui le ronge, il la livre plus crûment à Lucas Duvernet-Coppola et Stéphane Régy dans les colonnes de « Society »². « Je suis submergé par la merde et la solitude » avoue-t-il. Oui, cet enfant de Naples n’écrit pas des poésies, encore moins les intrigues intestines du Vatican ou même encore des affaires d’Etat. Il se coltine la fosse septique de l’humanité, celle qui engendre des enfants de dix ou quatorze ans qui veulent devenir parrain à la place du parrain comme dans son premier roman (« Piranhas » (Gallimard) de l’italien par Vincent Raynaud).

Alors quand on charrie la merde, on finit forcément par sentir mauvais. « Solitude » dit avec raison Saviano, parce que ses anciens amis lui ont tourné le dos. Cette inteligentsia italienne alternative, celle de la revue « Il straniero » (l’étranger) fondée par Goffredo Fofi, avec qui il avait travaillé son style de narration. « Pour eux, du jour au lendemain, je suis devenu un commercial. Ce sont des bâtards » assène Saviano. Les politiques, et d’autres, s’y sont aussi mis pour lui reprocher de faire de la publicité à la mafia.

« La délégitimation de mon travail »

« Ce n’est plus tellement la menace physique qui me pèse aujourd’hui, j’ai appris à vivre avec, même si ça n’est pas agréable » confie Roberto Saviano à Pierre Siankowski dans « Les Inrockuptibles »³. « Ce qui me gêne le plus, c’est quand je vois les entreprises de délégitimation de mon travail ». Quant à ce qu’il raconte : « Tout cela, malheureusement, n’est que le reflet d’une triste réalité » se défend-t-il. « Je ne m’arrêterai jamais de raconter cette réalité. Voilà des années que j’ai compris que tout ce que je dis, je le paie avec mon corps, je le ressens jusque dans mon corps » explique-t-il encore.

Hélas, cette réalité que raconte Roberto Saviano n’a pas changé. Il vendra encore certainement beaucoup de livres en la relatant. Tant qu’il restera en vie… Parce que sa protection elle-même est menacée. Si ce que raconte l’auteur de Gomorra n’a pas évolué, la situation politique en Italie a en revanche connu un bouleversement sensible ces derniers mois. Le gouvernement est désormais emmené par une coalition Cinq Etoiles/Ligue. Une Ligue xénophobe dirigée par le désormais ministre de l’intérieur Matteo Salvini. Or Saviano ne parle pas que de la mafia, il a aussi pris position en faveur des migrants et dénonce la politique du pouvoir en place à ce sujet.

« Où sont les écrivains ? »

Salvini, aussi impulsif que Trump, a donc menacé Saviano, qui le critiquait, de lui retirer sa protection policière. Depuis les deux hommes se rendent coup pour coup, notamment sur les réseaux sociaux, terrains que les deux ennemis aiment à occuper. A ce sujet Saviano se veut aussi très critique envers ses confrères italiens comme il l’explique dans « Society ». « Quand j’ai fait l’appel « Où sont les écrivains ? » dans la Repubblica, ces derniers l’ont mal pris. On m’a dit : « Qu’est-ce tu racontes Roberto, j’ai fait un Post ! J’ai signé un manifeste ! » Et alors, ça marchait dans les années 80. Mais aujourd’hui, tu dois être là tous les jours »

Parce que Saviano l’a bien compris, l’opinion, elle aussi, a changé, avec l’arrivée de ce nouveau gouvernement notamment. « Si je mourais aujourd’hui, la moitié de l’Italie me cracherait dessus. Il y a cinq ans, ça aurait été différent. Si on m’avait tué à l’époque, tout le pays, même mes ennemis auraient, dit : « c’était un héros, souvenez-vous de son engagement, du regard de ce jeune ». Aujourd’hui, non. Toutes les digues ont sauté. Quand on voit des corps flotter dans la mer, il y en a pour dire : « ils l’ont cherché ». L’époque est tellement féroce… »

Retrouvez également Roberto Saviano dans le prochain numéro de Radici à l’occasion du dossier spécial migrants « Italie, où vas-tu ? ».


¹ « La Grande Librairie », France5, mercredi 3 octobre. Avoir en replay : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie
² « Society », n°92, « Je suis submergé par la merde et la solitude » de Lucas Duvernet-Coppola et Stéphane Régy
³  Les Inrockuptibles, N°1192, « Je ne m’arrêterai jamais de raconter cette réalité » par Pierre Siankowsky

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Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.