L’histoire de l’Italie peut-elle se raconter à l’aune de ses mouvements de supporters de foot ? Les « ultras » ne sont-ils qu’une bande de délinquants qui veulent en découdre ? Pourquoi dans la Péninsule plus qu’ailleurs les groupes de supporters ont-ils un impact sociétal prééminent ? Voici quelques-unes des questions auquel répond l’ouvrage de Sébastien Louis Ultras, les autres protagonistes du football  aux éditions Mare et Martin.

Que l’auteur me permette ici de reprendre en introduction le texte mis en première page de son ouvrage. Texte lui-même tiré d’une préface signée de Gian Enrico Rusconi pour livre de Daniele Segre Ragazzi di stadio.

Mais ils ont la tête et le cœur remplis, car ils ont vécu le seul moment qui semble donner un sens à leur vie quotidienne. Ils ne pensent pas aux incidents, à la bagarre, à l’affrontement avec la police ; au fond, ce sont des détails secondaires. Ils sentent encore brûler les émotions du match de football dans lequel ils ont fait irruption en tant que protagonistes, et tous ensemble, donnant de la voix, hurlant cette chose qu’ils ont en eux qui s’évanouit jour après jour dans la famille (quand ils en ont une), à l’usine (quand il y en a une), à l’école (quand il y en a une), dans un contexte social qui leur est étranger et hostile. Mais pourquoi prendre en otage le football ? Pourquoi prendre le match comme un prétexte pour se « défouler » se demandent les supporters et les sportifs ?

Ce texte ne dit pas tout évidemment mais il plante le décor. Préface toujours, celle de Paul Dietschy dans l’ouvrage qui nous intéresse : « comme la pizza dans le champ culinaire, les ultras sont l’une des contributions italiennes à la globalisation ». J’aime le football, il me semble l’avoir dit assez souvent dans ce blog. Je l’aime malgré tous les griefs que je lui fais, tous les différends qui nous opposent. Je l’aime malgré le ridicule ou les quolibets qu’il fait planer sur moi quand je l’évoque en société ou auprès de mes amis.

Ce sport est magique, populaire (sans doute plus qu’aucun autre) et à ce titre, il charrie aussi les élans les plus bas de notre société tant il la représente si bien finalement. Mais il y en a qui l’aiment plus que moi. Ceux-là, tombent, plus qu’à leur tour dans l’aveuglement à leur cause (leur club) et drainent tous les débordements qu’un cœur amouraché peut provoquer.

Quand le foot détrône le cyclisme

Sébastien Louis comme il l’indique dans le titre de son ouvrage qualifie ces supporters de « protagonistes ». Ils ne font pas qu’agiter des banderoles dans leurs virages, ils font le football, en sont des acteurs, et en forment même, lors de certaines rencontres, les personnages déterminants. L’auteur reprend donc, à la base, l’histoire de cet engouement, dans un pays où le cyclisme a été longtemps plus populaire que le ballon rond.

Un ultras avec un drapeau de Mussolini

Extrême droite-extrême gauche, virage nord-virage sud, la politique a souvent été mêlée à ce fanatisme de masse. Et n’oublions pas que c’est sous le fascisme qu’il connaît son essor en Italie lorsque le samedi libéré est décrété pour les ouvriers et que deux titres de champions du monde sont remportés en 1934 et 1938. L’ouvrage est ultra-documenté, si je puis me permettre l’expression. Chacun de vous ou presque pourra y retrouver l’origine du club de supporters de son équipe favorite. Mais la raison pour laquelle je voulais vous parler de ce remarquable travail de Sébastien Louis, c’est parce qu’il démontre à quel point histoire des « ultras », et donc du foot, et histoire de la nation italienne sont imbriquées.

Au fur et à mesures des années 80, l’organisation des groupes de supporters italiens devient un modèle du genre. De nos jours d’ailleurs, les stades italiens sont quasiment les seuls à demander une pièce d’identité à l’ensemble des spectateurs avant même l’octroi du précieux billet d’entrée parfois. Les ultras, du haut de leur coin de tribune autogérée reprochent souvent aux autres spectateurs leur manque d’enthousiasme et revendiquent leurs « comportements asociaux » (violence, consommation d’alcool ou de drogues).

Alors le virage et le « tifo » ont-ils une unique fonction de « défouloir ? Pas que. Même si comme le dit Sébastien Louis, « être dans le virage permet de ressentir une liberté que la société n’offre pas ». L’histoire va se charger de souffler dans le sens des banderoles des supporters. Quand la squadra azura remporte la coupe du monde de football en 1982, le pays respire enfin. L’Italie sort d’une période noire : les années de plomb marquées par des attentats meurtriers, un tremblement de terre qui a tué 6000 personnes en Basilicate et en Campanie, et une crise financière qui a mis à terre l’économie.

De l’espoir et du rêve

Dans ce contexte-là, le football devient une bouffée d’oxygène, il se permet même d’apporter du rêve et de l’espoir. Malgré lui, le phénomène « ultras » est en train d’unifier la nation, à sa façon, recréant partout dans la péninsule les mêmes rituels, véhiculant le même langage, la même passion. Même le sud, moins bien doté en grands clubs de foot, et d’autres disciplines également comme le basket, s’y mettent. Le concept « ultras » essaime désormais dans les autres pays avec plus ou moins de tragédies comme en Yougoslavie où, à l’aube des années 90, les affrontements entre supporters dans les stades augurent de la guerre à venir.

Banderoles contre le supporters du Naples: “Ce sera un plaisir quand le Vésuve fera son devoir”

En Italie aussi les débordements outranciers et vindicatifs des supporters ne se font pas attendre. Les clubs méridionaux comme Naples essuient les pires insultes, dans les stades comme au quotidien d’ailleurs. La Ligue du Nord, parti politique xénophobe, déjà en lice pour les élections locales de 1990 utilise les gradins comme tribune. Ainsi lors des rencontres Inter de Milan/Naples fleurissent banderoles et slogans du type « La drogue et les culs-terreux sont les plaies de l’Italie » ou encore « Hitler : avec les juifs, également avec les Napolitains ! » Dans ces cas comme dans d’autres le comportement des « ultras » est bien le reflet d’une partie de la société italienne et des maux qui la rongent.

Les groupes de supporters se veulent avant tout les défenseurs d’une identité locale, « campaniliste ». Les guerres entre provinces sont terminées depuis longtemps, alors il reste les stades. Nous venons d’évoquer la rivalité entre le nord et le sud mais les derbys régionaux ne sont pas moins chauds, comme en atteste celui de la Sicile entre Catane et Palerme par exemple.

L’ombre du nationalisme

Le campanilisme évoqué ci-dessus laisse la part belle aux idées nationalistes. Au fur et à mesure des vagues migratoires, la xénophobie gagne les stades comme la réminiscence des idées fascistes. Les discours de nombreux élus, berlusconiens notamment, ont banalisé ce fléau. Ainsi un Paolo Di Cagno, capitaine de la Lazio de Rome peut aller saluer le bras levé, comme aux sombres heures mussoliniennes, sa tribune d’ultras, conquise. A Lucca, les Bulldogs multiplient entre 2004 et 2007, les agressions ultra-violentes contre les militants de gauche et le centre social autogéré Sankara.

Pour les élections locales, les partis politiques se mettent à garnir leurs listes de représentants des groupes d’ultras. A noter que certains résistent à cette poussée xénophobe ou aux appels des élus, c’est le cas notamment des Boys de Parmes ou encore du Collettivo Autonomo Viola de la Fiorentina. De leur côté les Ultras Tito Cucchiaroni de la Sampdoria de Gênes affichent sur leurs banderoles un message clair : « Ultras, no politica ». L’hédonisme et la société de consommation qui vont s’installer dans la jeunesse à l’aube des années 2000 se chargent aussi de stopper l’hémorragie. Les « protagonistes » reviennent aux fondamentaux : leur équipe avant tout.

Mais la violence, elle, perdure. Décisions de l’arbitre contestées, comportement de son équipe ou des adversaires, les raisons pour faire s’enflammer les tribunes ne manquent jamais au football. Le premier supporter tué dans un stade est abattu en 1924 par un carabinier lors de la rencontre entre Viareggio et Lucchese. S’ensuivront trois jours d’insurrection armée dans la ville. Cette première mort de supporter et ces batailles de rue seront hélas suivie de nombreuses autres, dans un pays où les policiers anti-émeutes sont réputés pour avoir la gâchette facile. « La violence est un ascenseur social pour les ultras » explique Sébastien Louis. Mais l’auteur précise qu’il ne faut pas voir ces supporters comme « une jeunesse désœuvrée » tant ils revêtent une forme certaine de « mixité sociale ».

Renforcement de la sécurité

Sous l’impulsion de l’accueil de la Coupe du Monde en 1990, la sécurité dans les stades va se renforcer en Italie. Mais paradoxalement, des groupuscules de plus en plus violents vont voir le jour sur le modèle des hooligans anglais. Des « free-fights » s’organisent également entre formations en dehors des stades. La législation va donc encore se renforcer (fouilles systématiques, vidéosurveillance, militarisation renforcée, rénovation des enceintes, loi d’interdiction de stade, fichage des supporters) et la répression aussi, au risque d’abus, d’injustice et de démagogie politicienne. Là encore, le modèle anglais et la manière dont les autorités ont dû faire face aux débordements, vont servir de référence.

Au début des années 90 aussi, une transformation se fait jour dans la société italienne. Alors qu’à l’image du patron d’entreprise Berlusconi se développe la montée de l’individualisme et le mythe de la réussite personnelle, les groupes traditionnels d’ultras vont commencer à se diviser. La famille se fissure et les heurts entre partisans d’une même équipe se produisent comme à Gênes ou encore Cagliari. Les virages se territorialisent, les chants se chevauchent. De nouveaux groupes et leurs « chiens fous » voient le jour. Modèle anglais et modèle italiens s’entremêlent ou s’affrontent, c’est selon. Mais face aux drames qui se multiplient, le dialogue s’instaure entre les groupes, union motivée aussi par une répression policière qui touche tous les ultras sans distinction.

Les groupes tentent alors de se fédérer et entament une discussion avec les institutions notamment pour s’opposer à l’instauration de la carte de supporter mise en place par l’Etat. En vain… Des spectateurs continuent de perdre la vie dans ou en dehors des stades. Pour la première fois un policier est également tué lors du derby Catane-Palerme le 2 février 2007, Filipo Raciti, un inspecteur de 38 ans. Deux ans plus tard c’est un membre des forces de l’ordre qui est condamné à 6 ans de prison pour homicide involontaire à l’encontre de Gabriele Sandri, supporter de la Lazio. Entre ultras et police, la rupture est consommée.

L’ouvrage s’achève sur un chapitre évoquant les ultras face à la commercialisation du football. On y apprend que depuis 1992, près de cent-soixante-dix clubs professionnels ont déposé le bilan en Italie. Ce qui n’empêche pas les équipes d’être les cibles d’entrepreneurs en tout genre. Les marchés des droits Tv s’institutionnalisent et les supporters deviennent aussi, ou avant tout, des consommateurs. Les écrans géants se mettent à faire leur apparition dans les stades pour les matchs à l’extérieur, évitant ainsi parfois le déplacement de groupes d’ultras réputés dangereux.

Du supporter au consommateur

« Pour développer le « tout commercial », il faut un public docile. Les ultras sont un obstacle à cette industrie du loisir » explique Sébastien Louis. Le prétexte de la sécurité est alors avancé pour la reprise en main des virages. Mais certains groupes de supporter ont des moyens de pression sur les dirigeants de club et plusieurs d’entre eux se prennent même au jeu du « tout commercial » essayant de profiter du système.

Parallèlement le niveau de la série A se met à baisser et les joueurs, à quelques exceptions près, bâtissent de plus en plus rarement leur carrière dans un seul club. De nombreux matchs d’exhibition se font à l’étranger, parfois sur d’autres continents. Affaires de dopage, de paris clandestins et de corruptions finissent de ternir l’image d’un foot pro qui désormais remplit moins les stades. Les ultras se rabattent alors sur des équipes amateurs pour faire renaître une certaine forme de campanilisme. Des clubs à visée plus « sociale » voient même le jour. L’esprit « ultras » doit survivre et avec lui ses valeurs de solidarité entre membres des groupes.

« L’attachement au club de son cœur, le besoin d’exprimer collectivement le soutien à ses couleurs », l’essence même des ultras n’a pas disparu de nos jours. Alors ils n’ont plus tous vingt ans bien évidemment, certains entretiennent leur passion tout au long de leur vie. D’ «ultras » certains se voient reprocher d’être devenus des « tifosis » comme les autres. L’individualisme ambiant a divisé bien des groupes. Certaines compromissions financières avec les clubs ont eu raisons d’autres. Le prix des billets également. Mais l’auteur de conclure : « Il est en tout cas indéniable que la passion qui anime ces jeunes gens depuis cinq décennies ne s’éteint toujours pas, comme le souligne si bien leur dénomination jusqu’au-boutiste : « ultras ».

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Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.