La bataille des mots a commencé !

Comment la langue de Manzoni, Machiavel ou encore Buzzati est-elle en train de se faire submerger par l’américanisation de notre vocabulaire. Comment nos esprits capitulent au quotidien face aux anglicismes qui vident au fur et à mesure nos dictionnaires. C’est ce que dénonce le livre de Roberto Nobile.

Le moment semble être solennel. Nous ne sommes pas n’importe où : à la Dante Alighieri. Ici dans ce Palais de la Piazza Firenze, à Rome, se croisent chaque année, des milliers de personnes venues du monde entier pour apprendre la langue de Goldoni, Buzzati et tant d’autres auteurs qui ont marqué l’humanité à jamais. La conférence où doit intervenir Roberto Nobile se tient dans l’imposante Galleria del Primaticcio.

Roberto Nobile

L’écrivain Roberto Nobile

« Votre livre est un totem » lance en guise d’introduction Pietrangelo Buttafuoco. Le journaliste est là pour poser les bases du débat. Il décortique méthodiquement le travail de Roberto Nobile, celui qu’il décrit comme « un provocateur international ». Il livre aussi un jugement sans appel sur son pays et ses compatriotes : « On s’est déshabitué à la grandeur, à la beauté. Dante et sa poésie, Machiavel, Alessandro Manzoni… »

Un crétin dans notre tête

L’assistance encaisse. Pourtant ceux qui sont venus ce soir sont évidemment des défenseurs de la langue. Mais Buttafuoco les met quand même en garde contre « le crétin qui s’insinue parfois dans notre tête ». Pourquoi remplacer un mot de notre langue, ici en l’occurrence l’italien, par une expression venue des Etats-Unis ? Qu’est-ce qui nous pousse à faire ça ?
Notre époque ? Celle de « Twitter » et de ses « followers », celle où la réussite économique débute souvent par une « start-up » ?

« Pourquoi par exemple, quand nous venons déposer une personne à l’aéroport Fiumicino, le faisons-nous sur l’espace « Kiss and go » » s’interroge Pietrangelo Buttafuoco. Cette façon de vouloir faire « tendance » en s’accaparant un anglicisme, Roberto Nobile la tourne justement en dérision dès l’introduction de son ouvrage en gardant le thème de l’aéroport : « Babbo è un frequent flaier e in coda al cek in di un lou cost, pensa che hanno fatto overbuling : invece paghiamo un over prais, perché mamma c’ha il trollei oversaisz ».
Le ton est donné.

« Attention, je n’ai rien contre les Etats-Unis » précise l’auteur à l’assemblée. « Nous avons aussi notre responsabilité ! » Et Nobile de s’interroger dans son livre : « Pourquoi pensons-nous à une chose en italien, puis la traduisons-nous en américain avant de la repenser en italien : n’irions-nous pas plus vite en l’écrivant directement comme nous l’avons pensée ? »

Vilaine petite chanson

« En règle générale, nous ne comprenons pas l’anglais. Par exemple les paroles des chansons que nous écoutons. Nous ne les saisissons pas. Nous semblons les aimer juste pour le son. Autre exemple : cette pub pour « Vodafone ». Je l’ai vu trente fois comme tout le monde. Mais la chanson anglaise a recouvert le vent de la magnifique vallée alpine. Le réalisateur a préféré une musique américaine au poétique son du vent ».

Dans la salle le débat est lancé. Je l’ouvre en demandant à l’auteur si face à cette « américanisation » du langage, l’Italie n’est pas une victime parmi d’autres au même titre que la France ou l’ensemble de l’Europe. « Je ne sais pas… » hésite Nobile avant d’enchaîner. « L’Europe vit dans une monoculture. Un ami qui habite en Amérique du Sud me disait que dans son pays, la constitution protège la langue nationale. Le respect de la langue est une cause juste ».

Ce patriotisme linguistique trouve effectivement d’autant plus sa place en Italie que dans la péninsule la langue est aussi un symbole fort de l’unification d’une nation d’à peine cent-cinquante ans. Le débat continue. Au fond de la Galleria, un homme s’est levé, massif, la soixantaine, élégant : « Je me suis beaucoup promené en Italie et je nous trouve finalement assez actifs et diffuseurs de notre langue. Nous n’avons pas besoin d’icône, nous avons suffisamment de racines et de références ».

Une autre école ?

Learn italianUn autre homme semblé sorti d’une multinationale qui pianotait depuis un moment sur son smartphone (euh pardon son « téléphone mobile connecté») propose une piste de réflexion. « Nous parlons ici d’hégémonie. Hégémonie d’une langue sur les autres… Hégémonie d’un mode économique sur les autres. Ici en Italie, il existe une autre école économique pour lutter contre ce que nous nommons l’égoïsme du marché. Pourquoi n’appliquerions-nous pas cette méthode à notre langue ? »

Nobile acquiesce. Son ouvrage n’a pas la prétention d’être un manuel de défense de la langue italienne. Présenté, plus que symboliquement, sous la forme d’un petit dictionnaire, il nous livre mot par mot, toutes les trahisons faites au quotidien à la langue italienne et ridiculise ces termes d’outre-Atlantique dont nous pourrions bien souvent nous passer. Alors si on commençait maintenant…

L’ospedale della lingua italiana, Roberto Nobile, Sicilia Punto L Edizioni.

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Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.