Auteur mondialement connu de Si c’est un homme, l’écrivain, qui fut d’abord chimiste et patron d’une usine à Turin, est doublement à la Une ce mois-ci : dans le dernier numéro de RADICI bien évidemment mais aussi dans un livre (1). Il y confie ses ultimes souvenirs à un ami, universitaire et critique littéraire, Giovanni Tesio. Un entretien qui ne s’acheva jamais puisque Levi mit fin à ses jours avant. Par le questionnement, et par ce que retient finalement Levi de ce qu’il n’aurait encore jamais dit, ce livre d’entretien prend une tournure particulière et révèle un homme.

 

Primo Levi. Photo Marcello Mencarini/Leemage

Regardez-bien la photo de couverture avant d’ouvrir ce livre. On y aperçoit un Primo Levi certes marqué, comme enveloppé d’une fatigue teintée de lassitude, mais on le trouve aussi joyeux voire presque espiègle. Une photo qui ressemble à l’homme qu’on va découvrir au fil des lignes et des questions posées.

Souvent, autour des rescapés des camps de concentration, les experts en psychologie parlent d’une forme de dépression permanente, de culpabilité du survivant ou de brisure irréversible. Je ne m’aventurerai pas sur ce chemin, la question est trop grave et me dépasse. « Est-ce pour tout cela que Primo Levi a mis fin à ces jours ? » Impossible toutefois de ne pas se poser la question en débutant la lecture de Moi qui vous parle. Mais cette interrogation le concernant, comme beaucoup d’autres, restera sans réponse.

 

L’ombre du suicide

« Je n’ai pas connu mon grand-père. Il s’est suicidé dans des circonstances que je ne connais pas, peut-être à cause de problèmes financiers, je ne sais pas. Je porte son prénom, je m’appelle Michele comme lui ». Alors pourquoi Primo ? Parce qu’il est le premier de la famille, premier petit-fils, et que ses deux parents étaient les aînés de leurs fratries respectives. Le décor est planté et il met déjà une certaine forme de pression sur les épaules du narrateur de ce qui aurait dû être une « biographie autorisée ».
Le suicide, il en est encore question quand est évoquée la thématique de l’amitié, celle qui peut parfois disparaître ou s’estomper, comme avec Sandro Delmastro, alpiniste aguerri, rencontré à l’université. Le suicide encore quand Levi parle de sa difficulté avec les femmes lors de sa jeunesse, « au point que j’en suis arrivé à penser au suicide » n’hésite-il pas à avouer.
Il parle de « ceux qui n’ont plus goût à la vie », parle aussi de son succès littéraire qui « l’a profondément déséquilibré (…) au point de se retrouver dans la peau d’un autre ». Parfois ses réponses s’interrompent, notamment quand il parle de l’écriture : « J’ai eu des moments difficiles, des faiblesses, oui, fréquemment : j’ai souvent été pris par… mais je préfèrerais ne pas m’arrêter là-dessus. »

L’amour tué puis retrouvé

« Je me vois comme quelqu’un qui a mené plusieurs batailles. Qui en a perdu certaines et en a gagné d’autres » explique encore Primo Levi. Mais la vraie cause de son mal-être est sans doute ailleurs, plus enfouie, plus profonde, plus ancienne et surtout totalement tue jusqu’alors. Elle se nomme Vanda Maestro. Une femme dont il fut amoureux. Cette camarade de lutte dans la Résistance se fit arrêter en même temps que lui mais ne parvint à en réchapper : « J’étais complètement désespéré, amoureux d’une personne qui n’existait plus, et en plus, j’en avais provoqué la fin ».
Le récit de leur arrestation est effectué en quelques mots : en montagne, à l’aube, sans défense. « Je leur ai répondu que j’étais juif. Je le leur ai dit bêtement » confie Levi à Giovanni Tesio. « Les fascistes disaient : « si tu es partisan, on te fusille, si tu es juif, on t’envoie à Carpi où il y a un camp de transit et tu y resteras jusqu’à la fin de la guerre » recontextualisera-t-il ensuite. Alors comment surmonte-t-il ce tourment d’avoir, croit-il, entraîné la perte de l’être aimé ? « Les deux évènements convergents-le début de la rédaction de Si c’est un homme et la rencontre de mon actuelle femme-ont été mon salut ».

Les italiens et le fascisme

Mais de sa déportation et de son livre culte, il en sera paradoxalement peu question dans ce dernier entretien. Tesio n’a-t-il pas eu le temps d’y venir ? Il interroge beaucoup Levi sur sa jeunesse, avant l’enfer, ses sorties à la neige, sa passion téméraire ou inconsciente de l’alpinisme, sa famille et son enfance au milieu des livres. Ce témoignage est aussi intéressant pour la vision qu’il projette de l’Italie fasciste et d’une certaine « fascination » qu’elle exerçait selon lui sur le peuple.
Il y a d’abord son père : « le fascisme le dégoûtait, mais il ne pouvait pas non plus se définir antifasciste ». Ses professeurs ? « Pas vraiment antifascistes mais pas fascistes non plus ». Enfin, il y a la description de cet « ami-ennemi » au lycée, qu’il revoit soldat pendant la guerre. « Il ne croyait en rien et était l’archétype d’une certaine catégorie d’Italiens, pour qui la force physique et la vigueur corporelle comptent énormément. Mais la doctrine le laissait totalement indifférent et il n’était certainement pas un fasciste rigoureux ». Des propos dénués de haine et encore plus de jugement. Primo Levi était un Homme, au sens humaniste du terme. Un homme qui a choisi sa mort après l’avoir tant côtoyée à Auschwitz. A être plus critique envers lui-même qu’envers les autres, pouvait-il agir autrement ?

 

(1) Primo Levi, Moi qui vous parle, conversation avec Giovanni Tesio, traduit de l’italien par Marie-Paule Duverne, Taillandier-Pocket.

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Patrick Noviello est journaliste à France3 Occitanie. Il enseigne à l’Ecole de Journalisme de Toulouse dont il est issu. Il collabore à Radici depuis 2012. Sa dernière conférence théâtralisée « C’est moi c’est l’Italien » aborde, à travers l’histoire de sa famille, les questions liées aux migrations.